Depuis nos douze ans, depuis Le Pont de la Rivière Kwaï et Les Canons de Navaronne ou Le Pont de Remagen, nous attendons un film comme Fury. Ou, plus précisément, depuis que nous assemblâmes des maquettes Matchbox, Heller ou Italieri. Une époque où nous apprenions, par un copain ou un magazine spécialisé, à rendre plus vrai un bout de plastique brillant et lui donner la couleur de l’acier (en peignant à sec), la poussière du désert (avec un pinceau à brosse), le noir du cambouis (avec une mine de criétrium), le rouge sang des blessures (Revell Rouge carmin satiné n°330).
On sent le maquettiste chez David Ayer, car Fury atteint à la perfection cet objectif-là. Celui de transformer des jolis chars en ruines disloquées couvertes de sang, de rouille et de cambouis. Rien ne manque au réalisme graphique de Fury. Pas de faute de goût historique (pas de Sherman déguisé en Tigre comme dans Patton), pas d’uniforme anachronique, et surtout une saleté omniprésente qui sonne juste : la boue, le sang, et les larmes de cette fin de la guerre, avril 45.
Nous sommes dans un char américain, pas loin de Berlin. La guerre est finie. Presque. Car comme Wardaddy (Brad Pitt) l’explique au petit nouveau Norman (Logan Lerman) jeté dans la guerre depuis quelques semaines : il reste peu de temps, mais beaucoup de gens vont quand même mourir.
A partir de là, le bât blesse un peu. Et que le réalisme mis dans la déco n’est pas en harmonie avec celui du propos. Fury est un film adolescent, c’est à dire qu’il lui manque peu, finalement, pour être adulte. un propos plus mature, plus sûr de ses convictions, et des personnages pour les incarner.
D’abord le film mérite des personnages plus creusés. Ce sont des durs à cuire, qui en ont vu des vertes et des pas mûres, d’accord, mais encore ? Brad Pitt parle allemand, voue une haine farouche aux SS, dit que l’Allemagne que c’est son pays, mais on n’en saura pas plus ? Pourquoi cet allemand s’est retrouvé de l’autre côté du conflit ? Est-il juif ? Pire, le film propose même une autre explication. On voudrait pouvoir remettre tout ça dans l’ordre, mais ça ne sera pas possible. Idem pour les personnages secondaires, caractérisés d’un simple coup de trait au début (le Chrétien, le Mexicain, le Grand Con Brutal). Il manque leurs voix intérieures, ces voix qui font chef d’œuvre dans La Ligne Rouge.
Ce qui distingue habituellement le film adolescent, c’est le jeu outré. Ça ne rate pas dans Fury : les comédiens, par ailleurs excellents, surjouent leurs émotions : colère, avidité, mépris, etc.
Enfin l’histoire, qui semble offrir au départ une complexité rassurante, finit de façon assez simpliste : l’éternel Parcours du Héros du film de guerre. Norman est d’abord une mauviette, pas acceptée par ses camarades pour finalement prouver sa valeur au combat et devenir « Machine » leur mascotte. La guerre c’est moche ou pas ? Si ça nous transforme en hommes ? Si l’héroïsme soulage toute crise de conscience ? Est-ce bien la peine de faire une première partie aussi anti guerre pour en magnifier l’héroïsme dans la seconde ? On le voit, on est plus du côté de Officier et Gentleman que de Full Metal Jacket, plus du côté de Platoon que d’Apocalypse Now, plus du côté du Jour le Plus Long que du Pont de la Rivière Kwaï…
Dommages Fury méritait mieux et promettait plus. Soit c’était une critique ambitieuse de ce qu’est la guerre, et ce que « les hommes sont capables de faire aux hommes » comme le dit Brad Pitt à un moment, et dans ce cas, il ne fallait pas ce second acte héroïque. Ou alors Fury n’est qu’un très bon film d’action, et il mérite qu’on aille le voir.