En guise d’apéritif, je vous propose un film que j’ai détesté, et qui pourtant me fascine à plus d’un titre : Armageddon, de Michael Bay, produit par Jerry Bruckheimer*
Rappelons, l’argument – très classique – d’Armageddon. Un météore menace la terre. Une équipe d’ouvriers américains est désignée comme doublons des astronautes de la NASA pour planter sur sa surface une bombe atomique, qui, en explosant, sauvera la planète. Outre le titre biblique, et la fascination américaine pour l’ancien Testament. (NDLR : Le Frame Keeper devrait nous proposer une chronique sur le sujet, c’est dans son domaine de compétence), Armageddon est un véritable condensé de la psyché Américaine.
Tout d’abord, par l’intention. Dans l’excellent ouvrage consacré à Don Simpson, High Concept, Jerry Bruckheimer affirme que « le sujet de ses films doit tenir sur le dos d’une pochette d’allumettes », et qu’il ne fait pas de film pour la critique ou le spectateur new-yorkais, mais bien « pour les gars de l’Oklahoma » On y reviendra.
Commençons par les héros du film, véritables Village People d’une l’Amérique telle qu’elle se fantasme… Bruce Willis est foreur sur une plate forme pétrolière. Un chef, certes, mais avant tout un ouvrier autodidacte. Resté fidèle à des valeurs pragmatiques et efficaces, il met la main à la pâte… et ses réactions sont basiques : il protége la virginité de sa fille au fusil de chasse, à tirer sur des militants de Greenpeace à coup de balles de golf, et dit tout haut ce que le peuple pense de la NASA et du gouvernement. Il y aussi un lonesome cow boy, joué par Will Patton, poursuivi symboliquement par des voitures gyropharées tandis qu’il s’enfuit à cheval dans le soleil couchant… Il y a la touche transgressive et paillarde : Steve Buscemi, qui est moche et qui aime baiser… ce qu’est l’américain moyen, non ? Et il y a Liv Tyler, la beauté du Sud, pure et authentique, qui attend son Ben Affleck au cœur pur qui veut l’épouser dans les formes, malgré son Bruce Willis de père…
Nos héros s’opposent à l’Empire du Mal. Ce n’est pas Ben Laden, ce ne sont pas les russes, (on y reviendra, encore)… c’est la Tentaculaire Administration Américaine, représenté par la NASA. Dans la mentalité US, l’Etat a tout faux. L’Etat coûte, et ne sert à rien. L’Etat complote contre nous (X-Files), l’Etat est un incapable. Tout cela se retrouve dans Armageddon, symbolisé par les astronautes officiels : des ingénieurs sans âme, sans couilles, volontairement sous-castés par Bruckheimer. Pas la moindre tête connue : ça n’a pas d’importance, ces types-là sont des nuls… Sauf leur chef, Billy Bob Thornton, une gueule, comme par hasard, qui comprend nos héros, et serait bien à leur place s’il pouvait. Un accident l’a laissé boiteux, mais il est avec eux, avec le cœur, tout au moins. D’ailleurs, que demandent ces outcasts, ces real McCoy**, comme récompense ? Des femmes ? De l’alcool ? De l’argent ? Que nenni. Leur seul souhait : ne plus jamais payer d’impôts, ne plus jamais rien devoir à cette Washington honnie…
Armageddon, leçon de géographie simplifiée
Le film est aussi une formidable synthèse de la vision du monde vu, encore une fois, de l’Oklahoma ; un petit traité de géopolitique à lui tout seul. Dans le film on ne verra que des skylines*** reconnaissables de tous. Aux Etats-Unis, trois paysages sont représenté : Los Angeles, New York et un village du cœur de l’Amérique, du Heartland originel, l’Oklahoma, encore.
Los Angeles et San Francisco sont détruites. Ainsi va le sort de Sodome et Gomorrhe… Pour le cœur de l’Amérique, la Californie, c’est l’empire du vice, de l’homosexualité , de la drogue, de la confusion sociale.
New York, symbolisé par un jeune coursier noir qui fait la folle, ne va guère mieux. Normal , c’est une ville de pédés, de mixité raciale, d’exubérance trash. Les météores tombent partout, détruisent les buildings, mais pas sur notre coursier… on ne tue pas le bouffon, on lui fait peur. (au passage, les météores détruisent aussi la concurrence, sous la forme d’une poupée Godzilla).
New York fait partie aussi d’une phobie, qui méritera probablement aussi une autre chronique. Cette phobie, c’est l’Est du pays. L’Est, c’est ce pays étrange où se prennent les décisions, le plus souvent contre l’Amérique d’En Bas… Le pays des avocats, des politicards de Washington, de Wall Street ; leur Bruxelles à eux. En plus, l’Est représente le passé honni de l’Amérique : l’Angleterre, la culture du vieux monde. Boston, Philadelphie peuvent être détruites. Aucun météore ne tombera dans le Heartland paradisiaque du film, filmé au ralenti entre vieilles voitures nostalgiques des années 50, entourées de gamins portant des drapeaux américains…
Il en va de même pour le reste du monde. Que connaît notre Oklahomien ? La France, bien sûr ! Paris ! La capitale est à moitié détruite dans Armageddon, mais le pays, courageux, patriote, se relève : tout le monde a un béret, porte une baguette et des drapeaux, roule en 2 CV, et on voit le Mont Saint-Michel, au loin…
L’Oklahomien sait aussi que l’Asie existe, et c’est un continent mystérieux : on le représentera de nuit, car là-bas, il fait toujours nuit. Bientôt, ce peuple s’éveillera, mais pour le moment il vit sur des jonques, dans une baie indéterminée : Hong Kong ? Shanghai ? Autour d’une misérable bougie, il écoute religieusement le discours du président américain… Comme dans Independance Day, où il faisait jour dans le monde entier, quand le président prononçait son discours…
Et puis il y a la Russie … Depuis la Chute du Mur, les américains ne peuvent taire plus longtemps leur authentique amour des russes. Car dans le fond, qu’est ce qui ressemble plus à un russe qu’un américain ? Même culture pionnière, même mythologie de conquête et de valorisation du territoire, même esprit fermier. Comme par évidence, il y a un véritable héros russe dans Armageddon. Joué par le suédois Stellan Skarsgard, l’astronaute russe est sympathique. Rien à voir avec les gars de la NASA ! C’est d’ailleurs le négatif (ou plutôt le positif) des astronautes. Il n’a pas d’argent, ils en ont trop. Il se débrouille, ils sont incompétents. Il est solidaire de nos héros, la NASA les bat froid. Une anecdote révélatrice éclairera mon propos : malgré les milliards de dollars dépensés, les astronautes de la NASA sont incapable de réparer l’électronique de bord. Le russe palliera à l’insuffisance américaine, avec le pragmatisme typique du film d’action : un bon coup de pied dans le bordel ! Il aura cette phrase définitive : « American components ? Russian components ? All made in Taiwan ! »
Taiwan… Voilà donc où étaient nos pagodes…
Un final biblique
Une fois sur l’astéroïde nos héros vont passer d’épreuves en épreuves, comme les 7 Cercles de l’Enfer de la Divine Comédie. On croit que Ben affleck est mort, mais non, il fait du Monster Truck sur l’astéroïde. Les trépans cassent, la NASA trahit les siens en voulant déclencher à distance la bombe atomique, des gens meurent, et surtout on invoque Dieu à chaque ligne de dialogue : « Que Dieu le prennent avec lui » ? « Amen ! » « Que Dieu me file un coup de main – ça tombe bien, tu es près de chez lui ! »
Derrière ce déluge d’épreuves vient le véritable sacrifice, œdipien celui-là. Bruce Willis se sacrifie pour que Ben Affleck vive et le remplace auprès de sa fille. Non pas pour la baiser, l’aimer ou lui faire des enfants, mais pour « s’occuper d’elle ».
Après la destruction de l’astéroïde et le retour des gentils, la morale sera sauve, se concluant par un navrant étalage de valeurs positives : le mariage, la réconciliation du couple de Will Patton, et le retour sur le droit chemin de Steve Buscemi, qui passe de baiseur de putes à futur père de famille « je veux avoir des enfants ».
* Vous l’apprendrez à vos dépens : pour le Professor Ludovico, l’auteur d’un film américain, c’est le Producteur.
** les vrais de vrais
*** la silhouette reconnaissable d’une ville américaine, au soleil couchant.
31 décembre 2005 à 18 h 55
[…] 31 décembre 2005 Tout est illuminé posté par Professor Ludovico dans [ Les films] […]
3 septembre 2007 à 17 h 28
[…] Ce blockbuster, vous le savez, fut à l’origine d’un papier séminal du Professor. Depuis, l’eau a coulé sous les ponts. Mais à la revoyure récente dudit film, on peut suggérer quelques compléments d’analyse que nous vous livrons ici, en bloc. […]
27 janvier 2009 à 22 h 38
[…] sujet d’observation, nous l’avions déj dit, Armageddon est un film religieux. Au del du thème, évidemment millénariste, de […]
14 mars 2009 à 16 h 55
[…] film russe Nous avons déj vu qu’Armageddon est un grand film russe (les pionniers pragmatiques, le courage, le fatalisme…) USS Alabama est paradoxalement, un […]
31 janvier 2013 à 16 h 26
[…] pas Armageddon, futur film de leur poulain Michael Bay. Or, The Rock n’est que le brouillon d’Armageddon, en alignant les mêmes thématiques, et les mêmes figures de style. […]