Ce qui est bien avec Jeunet, c’est comme chez Mc Do, on sait à l’avance ce qu’on va manger. Au menu, des personnages sympas, style BD : le méchant boucher, les enfants perdus, le jeune amoureux transi, etc. Des belles images, avec plein de couleurs dedans… Des fantastiques mouvements de caméra (et tout ça sans payer plus cher qu’un film ouzbek en Super8 !). Jusque là, cette méthode a relativement bien collé au propos ludique de Jeunet : la farce cannibale (Delicatessen), le conte enfantin steampunk ( La Cité Des Enfants Perdus), la belle histoire d’amour (Amélie Poulain).
Mais voilà, Jean-Pierre vieillit, il pense avoir mûri et décide de se colleter aux Grands Sujets : avec Un Long Dimanche de Fiançailles, c’est la Grande Guerre. Sujet casse-gueule, car déjà filmé, et pas par des stagiaires de l’IDHEC : Les Sentiers de la Gloire, Les Croix De Bois. C’est aussi un sujet de littérature abondante, et un sujet très documenté.
Mais Jean-Pierre, il s’en fiche, lui il est contre la guerre (position courageuse) et puis il sait tout ça, les mutineries de 17, Pétain, les pauv’ gars envoyés à l’abattoir, etc. Il a lu un très beau livre là-dessus, signé Japrisot, et c’est parti mon kiki. En plus, ce livre, c’est un peu « Amélie Poulain Fait Le Chemin Des Dames », puisque l’équivalent littéraire du style de Jean-Pierre.
Alors on se lance, fort de son bon droit. Car Jean-Pierre, les années 10-20, il connaît ! Dans sa cave, il collectionne plein de vieux téléphones bizarres, des costumes d’époques, des trains électriques, sans parler d’une collection de cartes postales défiant toute concurrence. Alors autant que ça serve ! Car comme Ridley Scott, Jean-Pierre est un formidable décorateur. Il sait filmer les objets, leur texture : le vieux bois… la boue de la tranchée… le sang qui gicle… la belle mousse verte sur le calvaire breton… l’étron de l’âne corse… Tout fait vrai, tout sonne juste, sauf les sentiments…
A force de filmer des objets et de reconstituer le palais du Trocadéro en 3D, Jean-Pierre a oublié qu’il y a avait un truc, là, au premier plan, qu’on appelle des personnages. Aussi se contente-t-il de filmer des faciès, des expressions : la Colère, l’Indignation, le Désespoir, la Tristesse, illustrant ainsi l’évolution de son héroïne, et espérant retrouver ces émotions chez le spectateur.
Tout ça a peu d’importance puisque de toutes façons, ces « personnages » ne sont là que pour permettre à l’histoire d’avancer, et cette histoire, elle est déjà torpillée dès le début : Mathilde doit retrouver l’amour de sa vie. Pourtant, le jeune Manech est officiellement mort. (Pas d’inquiétude, cher spectateur, on ne craint pas une seconde : a) qu’elle ne le retrouve pas, b) qu’il soit mort).
La question donc se pose ainsi : Pourquoi l’amoureux de Mathilde ne serait pas mort ? La réponse étant : « ON S’EN FOUT ! » Une réponse qui n’est pas de moi, mais d’Alfred Hitchcock, un obscur cinéaste londonien. Lequel ayant théorisé en son temps (dans les années 20, justement), que le spectateur se fout du pourquoi, mais qu’il préfère s’identifier aux personnages, même dans des situations rocambolesques. « la question, disait-il en substance, n’est pas de savoir pourquoi bon dieu ces gens ne vont pas prévenir la police ? ? ? Mais plutôt, comment faire pour le spectateur soit avec Jimmy Stewart, qu’il vibre avec lui, qu’il s’inquiète pour lui ? »
Mathilde va-t-elle réussir à la retrouver ? On s’en fiche pour deux raisons. D’abord parce qu’il est difficile de vibrer avec un faciès. Audrey Tautou est belle, mignonne, attendrissante. Mais on ne sait rien d’elle. Il faudrait un vrai personnage, pour qu’on s’identifie un peu. Ensuite, on n’est pas très inquiet, parce qu’elle n’a pas beaucoup d’opposition, la Mathilde ! Elle reçoit des courriers, en envoie, prend le train, visite les halles, visite l’Opéra, etc. Mais aucune force du Destin, aucun opposant ne risque d’empêcher la vérité d’éclater…
Bon vous me direz, c’est pas Usual Suspects non plus. Mais dans le mélo, il y a aussi besoin d’opposition : le sens moral de Meryl Streep dans La Route de Madison par exemple, ou la pression sociale sur Richard Gere dans Pretty Woman.
C’est peut-être un film de guerre, après tout ? C’est là que sa se gâte. Ca aurait pu être un film de guerre. Ou un film contre la guerre. Tout occupé qu’il est à sa reconstitution (pas un bouton de guêtre, pas une tache de boue qui manque), Jean-Pierre fait de l’histoire avec un petit h et des stéréotypes à majuscule partout : les Généraux Incompétents, les Courageux Soldats Insoumis, le Boche Qu’est Comme Nous, etc. De sa collection, Jean-Pierre nous ressort un vieux livre des années 30 : « La Grande Guerre Expliquée aux Enfants » : il était une fois, un guerre voulue par de méchants généraux, faite par de pauvres bougres qui n’aspiraient qu’à boire de la bière et courir la gueuse ou faire partie du mouvement ouvrier, et qu’on a envoyé, comme ça, lâchement, à l’abattoir. Sur place, ne voyant pas d’issue, ils décident de se mutiler pour éviter les tranchées, mais de méchants généraux (je vous aide, ça commence par un P.) les condamnent odieusement au peloton d’exécution.
Je me permets de fournir quelques fiches de lecture pour le petit Jean-Pierre, afin de l’aider à approfondir la question :
- « Si c’était si chiant à faire, la guerre, on trouverait pas autant de mecs pour la faire. » (Francis Ford Coppola). Relire à ce sujet Orages D’acier, Voyage Au Bout De La Nuit, Les Croix De Bois, La Peur, Ceux de 14… Plein de gens sont partis avec l’envie de tuer du boche, avec un réel sentiment nationaliste, et le plaisir animal de se battre.
- « On ne fait pas la guerre (ni du cinéma) avec de bons sentiments » : Pétain a condamné pour l’exemple des mutins, souvent innocents. Mais en même temps, il a amélioré l’ordinaire du soldat, organisé les relèves automatiques sur le front, et très probablement gagné la guerre.
- « La guerre est une chose trop sérieuse pour être confié à des réalisateurs de clip » (Clémenceau, de mémoire)
Car le problème fondamental de Jeunet est là, il est dans tous ses films et il est particulièrement criant sur un sujet sérieux. La guerre a beau le dégoûter le Jean-Pierre, il aime quand même drôlement bien la filmer. Y’a pas à dire, une explosion ; c’est beau, ça fait un beau son THX. Les tranchées, c’est idéal pour faire des travellings arrières et de zolis effets de Louma.
Mais une fois de plus, à quoi ça sert ? Avoir des moyens et les utiliser, ce n’est pas la même chose ! Un cinéaste, c’est un œil qui regarde, qui décide, parce qu’avant tout un cinéaste c’est un conteur : il maîtrise ses effets. JP Jeunet, c’est un chef-op. Il faut que le conteur lui dise où filmer, sinon il filme tout ce qui lui plait. Et comme il a un super jouet dans les mains (la Warner, le plus gros budget de l’histoire du cinéma français), il s’en sert : travellings, Louma, 3D, tout y passe, même si ça n’apporte rien à son histoire.
Deux exemples comparatifs :
- le plan séquence : dans tous les cas de figure un plan-séquence est très dur et coûteux à réaliser : c’est une performance. Dans Un Long Dimanche, JPJ en réalise un très beau dans les Halles de Paris. Pour quoi faire ? à la fin, Audrey Tautou rencontre Jodie Foster. Qu’a-t-on appris qu’on n’aurait pas appris d’un banal gros plan ? Rien. Aux Halles, en 1920, y’a de la viande et des choux fleurs.
Dans Les Affranchis, un plan séquence suit Ray Liotta à l’intérieur d’une boîte de nuit. Il évite la file d’attente, et sans payer, se retrouve au premier rang, ce qui lui permet d’éblouir Lorraine Bracco. En un plan, on a compris : Ray Liotta connaît du monde, il connaît tout le monde, et on ne peut plus rien lui refuser. Ce plan clôture la première partie : il est devenu un wise guy.
- Plans aériens. Dans le film de Jeunet, toutes les 30 secondes, la caméra survole les tranchées, virevolte entre les crucifix et les cadavres. Le premier est superbe : on découvre en un plan l’horreur de 14, la boue, le sang, la mort. Mais au troisième on a compris et ça commence à fatiguer.
Dans Titanic, Cameron fait la même chose : il filme de manière virtuose le bateau, la caméra tourne autour de cet indestructible oiseau des mers. Au milieu du film, au contraire, c’est un plan fixe, filmé de très loin, qui vient rappeler la fragilité du Titanic au milieu de l’immensité glacée. Et une fois coulé, la caméra de Cameron ne virevolte plus. Elle est fixe, dans l’eau, au milieu des naufragés : nous sommes avec eux. Pas de fioritures : ces gens sont en train de mourir. Le héros nous dit adieu. Cameron a les moyens de faire mieux, de faire plus. Il décide de ne pas le faire. Car il sait, parce que c’est un grand conteur, qu’il doit ménager ses effets.
A ce moment-là, Monsieur Jeunet, derrière l’extrême économie de moyens, il n’y a plus que l’émotion.
24 juillet 2006 à 12 h 50
[…] *n’est-ce pas M. Jeunet ? […]
14 janvier 2009 à 23 h 30
[…] aurait pu nous dispenser des reconstitutions aseptisées façon « Un Long dimanche de Fiançailles », car il y a beaucoup dire sur Verdun : l’enthousiasme malsain de l’Arrière, la […]
2 novembre 2009 à 21 h 40
[…] On avait déjà abordé le problème Jeunet, dans cette chronique « Jeunet : Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » consacrée à Un Long Dimanche de […]