45ème minute. Le premier coup de feu est tiré dans La Ligne Rouge, le (seul?) chef d’œuvre de Terrence Malick. Signe que La Ligne Rouge n’est pas un film de guerre, mais assurément bien plus que ça : un des plus grands (si ce n’est le plus grand) film de guerre de tous les temps. Autant Apocalypse Now, est rock, un feu d’artifice qui éclaire la face fun de la guerre, hélicos, explosions et ski nautique, autant La Ligne Rouge est un requiem, la face sombre : peur, fatalité et destin.
Le génie de La Ligne Rouge, c’est de refuser de sortir la guerre des activités humaines. La guerre n’est pas une parenthèse, un épiphénomène, une aberration. La guerre fait partie de l’humanité, de la vie de tous les jours. Pire, dans La Ligne Rouge, c’est le quotidien qui envahit la guerre. Pour certains, la guerre est un métier, une carrière (le magnifique double monologue Nick Nolte/John Travolta), pour d’autres c’est le prix à payer pour l’amour (Ben Chaplin, qui perd ses galons pour l’amour de sa femme, et qui hante ses visions au milieu même de l’assaut) Pour d’autres, la guerre est un acte de foi (le capitaine grec, formidable Elias Koteas) ou au contraire un bordel athée dont il faut se démerder (Sean Penn, dans l’un de ses plus grands rôles). On peut y être un saint (Jim Caviezel), une ordure (Nick Nolte), un fou (John Savage) ou simplement une bête apeurée (Adrian Brody).
Car le casting de La Ligne Rouge, c’est aussi la grande réussite de Malick : des stars, rien que des stars, et pourtant, pas une grosse tête à l’horizon (voir les vingt secondes de Clooney à la fin, par exemple).
L’autre réussite, c’est l’adaptation du roman de fleuve de James Jones, auquel Malick ajoute ses obsessions personnelles : la nature édenique, le Bon Sauvage, et la cohabitation du Bien et du Mal dans ce contexte. Il est remarquable d’ailleurs que ce mélange est ici parfaitement réussi, alors qu’il est poussif ailleurs (Les Moissons du Ciel ou Le Nouveau Monde).
Dans ces films, Malick reste confus, phénomène amplifié par les faux raccords*, sa figure de style favorite. Mais ici, la confusion sert le propos : quelle plus grand désordre que la guerre ? Les pensées s’entrechoquent en voix off, les couchers de soleil de cartes postales se superposent aux boucheries hallucinantes, filmées au plus près des combattants, dans le glissé parfait des steadycam… Avec cette perfection des plans, à ce refus de la caméra portée, Terrence Malick refuse les conventions habituelles du film de guerre (camera portée, plans large au-dessus de la bataille) ; c’est la Nature elle-même qui regarde, comme les varans, les perroquets, le Désastre en train de s’accomplir…
A la fin, pourtant, on n’aura pas perdu le fil (la ligne rouge ?) : ni les messages philosophiques, ni le destin, tragique ou pas, de cette cinquantaine de personnages…
Mieux, on aura compris toutes ces pulsions qui les habitent, et il ne sera donné raison ou tort à personne ; le colonel hystérique avait tort moralement, mais raison sur le fond : en manipulant ses soldats, il obtient d’eux de prendre la colline. Après avoir agoni le capitaine protecteur de ses soldats, il le relève de son commandement et le décore cyniquement, probablement pour acheter son silence ; mais la colline est prise, sans trop de pertes, et son avancement garanti. Sublime ironie, la colline est prise grâce au courage d’un ex-officier (Ben Chaplin, l’amoureux transi), au saint déserteur et pacifiste (Caviezel)… il n’y a aucune logique dans la guerre, aucun sacrifice expiatoire, aucun courage inné qui expliquerait tout… juste des situations, et du chaos.
Mélangeant cette efficacité toute Hollywoodienne avec l’ambition européenne du propos, La Ligne Rouge est le chef d’œuvre définitif de Malick, un des quelques films de guerre qui doivent absolument être vus, même si l’on n’est pas familier du genre.
*en collant par exemple bout à bout deux séquences tirées de la même scène, ce qui ne se fait pas normalement
17 mai 2011 à 20 h 22
[…] Nous avons déjà dit ici tout le bien que nous pensons de La Ligne Rouge, le chef d’œuvre militaro-rousseauiste de Terrence Malick. Nous avons aussi, ensuite découvert le reste de l’œuvre – parait-il culte – de Malick, Badlands, Les Moissons du Ciel… Comme nous avons dénoncé la pauvreté scénaristique d’Un nouveau Monde. […]