Tu connais Joy Division ? Devant mon air interloqué ce matin-là de 1984, Eric revint quelque jours plus tard avec deux cassettes audio : l’œuvre entière de Joy Division : Unknown Pleasures, Closer et Still. Je tentais en vain d’écouter cette musique lente, funèbre, impossible à définir : je rangeais ces K7 sur une étagère.
Cinq ans plus tard, ayant passablement changé de goûts musicaux, je compris enfin l’importance quintessencielle de Joy Division. Pour paraphraser ce qui a été dit sur le Velvet Underground : « Il n’y a pas beaucoup de gens qui ont acheté un album de Joy Division. Mais tous ont monté un groupe. » Joy Division a une place à part dans l’histoire du rock : trop de talent, trop original, mort trop vite. U2, Moby, Red Hot Chili Peppers, The Cure paient leur dette tous les jours. Love Will tear Us Apart a eu un beau succès l’an dernier en France, repris en bossa. Il y a des chansons de Joy Division dans des films récents : Heat, The Crow. Pas mal pour un groupe qui a enregistré deux albums et en a vendu seulement une poignée…
Faire un biopic sur la vie de Ian Curtis, pour autant, n’est pas une sinécure. L’histoire néanmoins, fait – sur le papier – un beau scénario : un jeune homme de la banlieue de Manchester, décide de devenir chanteur. Deux ans plus tard, au moment où le succès frappe à sa porte, mais dépassé par ce succès, tiraillé entre son mariage précoce et un nouvel amour, ravagé par des crises d’épilepsie, Ian Curtis se pend dans sa cuisine. Il venait d’être père d’une petite fille et avait 23 ans.
Anton Corbjin n’est pas un cinéaste. C’est un immense photographe (U2, Depeche Mode) et un clipeur doué. Il fut l’un des premiers à photographier Joy Division. Mais Control est un film de commande. Corbjin, en effet, voulait parler d’autre chose pour son premier film, et rompre ainsi avec une adolescence prolongée de 50 ans, vécue essentiellement dans l’orbite des groupes de rock, des tournées et des groupies. Mais comme la musique insidieuse de Joy Division, le projet a fini par le rattraper.
Ce qui aurait pu être un cadeau empoisonné se révèle un film exceptionnel, formidable de retenue, et de modestie. Le cinéaste s’efface tout simplement derrière l’histoire et la musique. Evite tous les poncifs. Ne cherche pas d’explication sociale ou psychologique au drame qui couve. Au contraire, il peint par petites touches cette histoire dans toute sa banalité : l’amour perdu, le temps qui passe, les responsabilités qui nous dépassent. Et réussit à faire un film en noir et blanc esthétique sans être esthétisant. C’est un film de comédiens : ils sont quasi débutants et pourtant remarquables, et drôles aussi.
Mercredi, je suis donc allé voir Control à la deuxième séance, avec Eric. Nous étions comme deux vieux amis à l’enterrement d’un troisième, perdu de vue depuis longtemps.
Repose en paix, Ian Curtis : nous avons aimé tous les deux.