Cette chronique pourrait se poser comme l’exact opposé de la précédente ; elle en est pourtant le complément absolu. Refusant de voir le film, j’ai accepté finalement de lire le livre. Dans le fond, j’aime bien Beigbeder. Outre qu’il a exactement mon âge et que je me sens donc en affinité générationnelle avec lui, c’est un véritable amoureux de la littérature (et de la bonne). Il n’a donc pas trop fallu d’efforts (5 ans, tout de même) à mes collègues et amis pour m’amener à lire cet opuscule. Vous me direz que c’était facile, puisqu’écrit comme du roman français : gros et court. Une bonne semaine dans le RER fut quand même nécessaire, car lire Beigbeder est une épreuve. Les amoureux de la littérature ne font pas forcement de bons écrivains.
Beigbeder n’écrit pas, il parle. Il ne fait pas de phrase, il pond des slogans. Il s’écoute écrire. Il croit faire des révélations sur la pub (Pepsi aurait acheté la couleur bleue, Nestlé déposé le mot Bonheur), alors que c’est dans les journaux. Il croit dénoncer les turpitudes de notre monde, alors qu’il en est l’un des principaux acteurs (comme Jan Kounen).
Après avoir lu aussi Windows of the World, je crois pouvoir maintenant démonter le système Beigbeder :
Etape 1 : je fais quelque chose de mal (je prends le coke, j’abandonne ma femme, je bosse dans la pub). Etape 2 : je me dédouane en le confessant (c’est horrible, je suis qu’une merde). Etape 3 : je me dédouane de me dédouaner en confessant que je me dédouane (c’est pas bien ce que je fais, de vous raconter tout ça !). Bref, à la fin, le système Beigbeder est inattaquable. Que peut-on lui reprocher ? Il a déjà fait lui-même son autocritique ! Lui dire que son histoire ne tient pas debout ? Il peut vous assurer que tout cela lui est arrivé, ou qu’il connaît des gens (qui connaissent des gens) à qui c’est arrivé !
Mais l’autofiction n’est pas la fiction. Et pour moi, la fiction a une plus grande valeur : Les Corrections de Jonathan Franzen valent 100 fois Bouche Cousue de Mazarine Pingeot.
Pour revenir à Beigbeder, il faudrait une histoire un peu plus accrocheuse que celle d’un publicitaire meurtrier en lutte contre le capitalisme mondial. Il est assez pénible d’entendre les lamentations d’un petit garçon riche sur 200 pages, même écrit gros. Lisez donc No Logo si vous voulez apprendre quelque chose sur la publicité et le marketing dans le monde d’aujourd’hui. Et si vous voulez lire un roman, lisez Franzen, Zadie Smith, ou Haruki Murakami…
Je n’irais pas voir le film de Jan Kounen. Pourtant, je peux d’ores et déjà vous dire qu’il est nul et qu’il ne faut pas y aller ! En paraphrasant une célèbre chronique de Charlie Hebdo*, je n’ai pas vu 99F, mais n’y allez pas non plus ! Car sans avoir vu aucun film de Jan Kounen, j’ai une idée du genre de film qu’il réalise : inutilement violents, complaisants, très clip, très pubeux.
Mauvaise foi ? Pas vraiment. Si je vous conseille un groupe punk, The Exploited (au hasard), et que vous n’aimez pas le punk, vous aurez exactement la même réaction : pourquoi écouter un disque dont le genre vous répugne ? Je pourrais bien sûr laisser une chance à Jan Kounen, tenter de voir un de ses films. Non. Je sais que je n’aime pas les films de Jan Kounen. Alors où est la mauvaise foi ? Dans le critique de Libération qui va voir le film sachant à l’avance qu’il va le démolir, ou dans l’acceptation de cette subjectivité ?
Cette chronique ne parle pas aujourd’hui d’un film, mais bien de la nécessaire subjectivité qui préside à tout travail critique. Je veux lever ici l’illusion d’une prétendue neutralité bienveillante, du devoir d’objectivité face aux films, qui serait censé fonder théoriquement la critique de cinéma.
La critique n’est pas une science. Il n’y a pas de vrai, il n’y a pas de faux. Nous avons tous des goûts, forgé par une culture cinématographique depuis notre plus tendre enfance et qui construit aussi nos préjugés. Nous avons vu des films, nous savons ce que nous aimons et ce que nous n’aimons pas. (Si vous êtes ici, par exemple, c’est que nous n’êtes pas foncièrement opposés au cinéma américain.)
Pour être tout à fait honnête, j’apporte ma propre contradiction. J’avais classé David Fincher dans la poubelle « Jan Kounen/Jean-Pierre Jeunet/Ridley Scott » (la poubelle des gens qui n’ont rien à dire, mais beaucoup à montrer). Mais j’ai changé d’avis sur le bonhomme à la suite d’une mémorable soirée CineFast, soirée qui posa d’ailleurs la première pierre de cette œuvre de bienfaisance cinématographique. Sans révéler de secret initiatique, elle forgea aussi le principe des « conseils d’administration » CineFast : une soirée entre hommes, où un CineFaster inflige aux autres son film, à ses risques et périls. J’ai ainsi découvert Ozu et Fincher, mais pas changé d’avis sur le Assaut de Carpenter.
Faut-il donc combattre ses préjugés ? Sûrement un peu. Mais les combattre totalement est illusoire.
*en 1971, Charlie Hebdo chroniquait ainsi Orange Mécanique : « On l’a pas vu, mais c’est génial, courez-y ! »