Véritable mine d’or à ciel ouvert, Armageddon continue, diffusion après diffusion, de dévoiler ses secrets. Le chef d’œuvre (toutes proportions gardées) de Bruckheimer-Bay passait hier sur W9, et malgré la saison 4 de Sur Ecoute qu’il faut finir, on tombe dessus et on regarde jusqu’à la fin.
Ce qui n’est pas forcément frappant du premier abord, c’est la grande perfection graphique du film. Il faut dire qu’on n’a pas beaucoup le temps de s’y arrêter, puisqu’aucun plan (c’est LE défaut du film) ne dure plus d’une seconde ! Mais hier, on avait le temps, et on regarde. Chaque plan est une petite merveille de netteté, de profondeur, et d’éclairage. Outre les habituelles couleurs criardes, marque de fabrique Simpson-Bruckheimer, Bay nous gratifie d’une étonnante palette de bleus, du bleu nuit de l’Astéroïde, au bleu clair du ciel au dessus de l’Amérique. Ajoutez à cela étincelles, explosions, voyants lumineux, compteurs clignotants, et mouvements ininterrompus de caméra, tout cela est riche, trop riche même…
Autre sujet d’observation, nous l’avions déjà dit, Armageddon est un film religieux. Au delà du thème, évidemment millénariste, de l’Apocalypse selon St Jean, Armageddon est imbibé de christianisme puritain. Le décor de l’astéroïde évoque bien évidemment l’enfer de Dante, tandis que l’Amérique rurale ressemble en comparaison à un petit Paradis. Sur terre, c’est pareil, on voit beaucoup d’églises, de minarets, de temples hindous. Quand Paris est détruite, la vue est prise de Notre Dame, etc. Le film se termine dans une église, par le mariage religieux de Ben Affleck-Liv Tyler.
C’est d’autant plus étonnant que nos héros ne sont pas des anges : alcoolos, obsédés sexuels, divorcés : ils jurent, baisent et boivent dès le début du film. Mais évidemment, comme dans toute parabole, les Premiers seront les Derniers, et le royaume des Cieux est ouvert aux Simples d’Esprit, car la rédemption est toujours possible : le père inconsciemment incestueux (Bruce Willis, chassant l’amoureux de sa fille (Affleck) au canon scié, finira par se sacrifier et lâcher sa fille au Fils Prodigue (mais ben Affleck n’échappera pas au mariage à l’église, quand même !), le divorcé (Paxton) renouera avec femme et enfant, et l’obsédé (Buscemi) rejoindra la pute « pour faire des bébés »… La morale est sauve…
Troisième observation, qui ne m’avait pas marqué jusque-là, du moins à ce point, mais qui est cohérente avec la précédente : Armageddon est un grand film de propagande, façon soviétique, à la Roman Karmen. C’est un film que pourrait produire une dictature, pour glorifier à la fois son peuple, et prôner un redressement moral. Car dans Armageddon, l’Amérique est partout. Comme nous l’avons déjà signalé, l’Amérique gouverne la planète, et quand le président des Etats-Unis parle, le monde écoute, et il fait jour partout.
C’est pourquoi le drapeau US est omniprésent : sur les uniformes, les navettes, les murs des bleds paumés de l’Oklahoma, partout ! Armageddon exhorte les valeurs traditionnelles : travail, famille, et patrie. Il défend aussi des valeurs plus spécifiquement américaines, comme la liberté et l’indépendance à l’image de ses deux navettes (Freedom et Independence, dont on sait qu’il s’agit du principal sous-texte du film, à savoir la lutte contre la tyrannie).
Ainsi quand le conflit explose, entre le militaire rigoureux et obéissant (William Fichtner) et le héros prolo pragmatique (Bruce Willis), la désolation envahit le siège de la NASA. On peut y voir là une allusion au célébrissime discours de réconciliation d’Abraham Lincoln, au moment de la Guerre de Sécession « a house divided » : seule l’unité nous permet de tenir debout, si nous sommes divisés, nous chuterons*…
Plus prosaïquement, Armageddon valorise aussi le mode de vie américain, la culture américaine White Trash (Evel Knievel **, le pétrole, les Harley, les 4×4). Il célebre aussi le mythe de la conquête spatiale, via une double allusion à Kennedy (en poster et dans le dialogue), glorifiant l’Air Force et la NASA***.
Mais surtout Armageddon emprunte les stéréotypes du film de propagande : existence d’un Mal Incarné qu’il faut combattre (l’astéroïde, les complots de Washington), héroïsme désintéressé du peuple ouvrier dans ce combat (foreur, cowboy…), corruption des élites (le président « sans visage », l’armée au service du coup d’état), la suprématie du travail manuel sur les œuvres intellectuelles (ou comment réparer un ordinateurs à coups de clef de douze)…
Autant de thèmes qui ne dépareraient pas dans un documentaire sur un kolkhoze du district de Minsk…
En attendant une autre diffusion, pour forer plus loin (« I will make 800 feet. I swear to God I will. »)
* « United we stand, divided we fall. »
** Evel Knievel était un casse-cou très célèbre aux USA durant les années 70, réputé pour sauter à moto par-dessus des précipices. Ben Affleck fait la même chose, dans une scène clé du film.
*** A ce sujet, lire l’excellent ouvrage de Jean-Michel Valantin « Hollywood, le Pentagone et Washington , Les trois acteurs d’une stratégie globale », collection Autrement, un portrait des conflits acharnés entre la Marine, l’Armée de Terre, et l’Air Force, pour s’attribuer les bonnes grâces d’Hollywood.