L’AK-47 ruisselait de sueur, la sueur du Professore. Ludovico allait-il mourir ainsi, d’une balle dans la tête, après tant d’années passées dans l’anonymat à défendre le Pays de la Liberté, et de la Poursuite du Bonheur ? A défendre le blockbuster et le film indépendant US, contre les vilenies crypto-communistes de la Politique des Auteurs ?
Mais l’homme se remit à parler, avec ce mauvais accent anglais attrapé sur les bancs de l’Université Patrice Lumumba :
– Che ne demande pas grand’ chose, Signor Professore ; nous zouhaitons chuste que vous breniez connaizance de ze Défédé. Le Maître de Guerre, the master of war, ou plutôt Heartbreak Ridge, de fotre tchampion Clint Eaztfood. Nous ferrons alors dans guel camp fous êtes, Professore !!
La menace du SPECTRE était réelle : Ferenc tenait en sa possession la femme et les enfants du Professore, et son intégrale Kubrick. La honte, au goût de bile, se glissa dans sa bouche quand il répondit, tête baissée :
– Je le regarderai la semaine prochaine.
Libéré de ses liens, le Professore fut jeté d’un combi Volkswagen au milieu de la nuit aux abords de Kreuzberg, les bas fonds de Berlin Ouest. Revenu à son bureau de Radio Free Europe, il inséra le DVD maudit dans son lecteur ; autant se débarrasser de la corvée tout de suite.
Karl Ferenc n’avait pas menti : il fallait choisir son camp. Seule une indéfectible fidélité à la Bannière Etoilée pouvait accepter d’intégrer Le Maître de Guerre à la filmo de Clint « Un Monde Parfait » Eastwood. Cette pitoyable parodie de Full Metal Jacket imitait grossièrement l’œuvre du Maître : une moitié consacrée à l’entraînement des Marines, une moitié invasion de La Grenade.
Eastwood faisant du Kubrick comique pour mieux démolir les démocraties occidentales, ça se tenait.
La première partie restait la plus savoureuse grâce aux dialogues, nourris du langage fleuri des marines ; par exemple cette gentille introduction du Sergent Highway : « If you ladies think that you can slip and slide just because your last sergeant was a pussy, well queer bait, you’re going to start acting like Marines right now! »
La partie militaire était très faiblarde ; visiblement Eastwood surfait sur les énormes moyens mis à sa disposition par l’armée américaine : porte-avion en manœuvre, débarquement de chars amphibies, hélicos en vadrouille. Mais quand il s’agissait de filmer des vrais combats, Clint était pitoyable : au mieux, la version téléfilm de Commando, diffusée par AB1 vers 3h du matin.
Pour le reste, le message de propagande était clair : le Sergent Highway était dur mais juste (façon Officier et Gentleman) ; il formait ses grunts à la dure, parce que c’était la seule voie pour survivre au combat. Ses hommes, au départ une bande de voyous dégénérés (à l’image de Mario van Peebles, improbable rappeur guitariste et marine), devenait une troupe disciplinée qui adorait son sergent et le défendait contre, évidemment, la bureaucratie galopante et les officiers technocrates. Vieille antienne. Tout le contraire donc de Full Metal Jacket, pour ceux qui ont des yeux pour voir.
Le Professore éteignit son magnétoscope de fabrication japonaise. Un bref coup d’œil au DVD ne fit que confirmer ses doutes : selon la jaquette, Le Maître de Guerre était sorti en 1986, un an avant Full Metal Jacket. Décidément, les communistes ne reculaient devant rien. C’était à vrai dire parfaitement imité. Le citoyen lambda ne saurait jamais que Kubrick avait été copié par le petit maître de Carmel.
Le Professore sourit. A vrai dire, la situation n’était pas si catastrophique : les russes n’avaient pas d’armes de destruction massives capable de lutter contre les missiles à têtes kubrickiennes multiples. La propagande anti-américaine, pernicieusement cachée au sein d’un film des plus républicains, ne risquait au mieux que de déclencher des rires dans les salles obscures.
Ludovico s’alluma un Lucky Strike. Il prit une brève inspiration, décrocha son téléphone et composa le numéro de Ferenc.