J’ai sur une de mes étagères, une photo de mes grands parents maternels. Jeunes. Prise dans les années 20. Sérieux comme des papes, mais pourtant costumé comme pour le carnaval. Elle en Colombine, lui en Cadet Roussel, comme dans Les Enfants du Paradis.
Je me suis fait la réflexion quand j’ai réalisé à quel point Arletty ressemblait à ma grand-mère, ou à sa belle-soeur, « Tata Got ». Même esprit acéré, même petit phrasé ironique. Pourtant, l’Arletty, elle ne devait pas être dans leurs petits papiers, avec ses mœurs légères, ses ennuis à la Libération, ses amours avec un officier allemand. Mais voilà, moi qui me préoccupe des influences de la Génération Professorinette (Lady Gaga, Kirsten Stewart ou Amy Winehouse), je trouve finalement Arletty, l’Amy Winehouse des années 40.
Car bien que le film de Marcel Carné passe trois bonnes heures à clamer le contraire, Arletty n’est pas belle dans Les Enfants du Paradis. Trop vieille pour le rôle (45 ans), elle ne supporte pas la comparaison avec l’incandescente Maria Casares qui joue la femme foldingue de Jean-Louis Barrault. Lui est beau, incroyablement beau, malgré son profil acéré, et la folie qui guette.
Mais la magie des Enfants du Paradis n’est pas là. A vrai dire, elle est intangible cette magie, comme tout tour de passe-passe devrait l’être. Qu’est-ce qui rend ces Enfants magiques ? Impossible à dire. Le film suit une trame très classique, boy meets girl, tout le monde aime Arletty-Garance qui n’aime que Barrault-Baptiste, le Pierrot Mélancolique du Boulevard du Crime. Mais Baptiste est un poète, et, Ian Curtis avant l’heure, laisse passer le Grand Amour. La structure dramaturgique des Enfants est classique (enjeu, climax, résolution)…
Pourquoi alors, affirme-t-on que Les Enfants du Paradis est le plus grand film français de tout les temps ? Il n’y a pas que les français qui le disent, d’ailleurs*. Qu’est-ce qui fait un chef d’œuvre ? C’est simple : rien n’est mauvais dans ces Enfants-là. La perfection à l’état pur. Du premier plan sur Arletty, nue dans un bain, au dernier plan d’Arletty, plus seule que jamais dans sa robe de luxe et son carrosse doré. De l’extrême pauvreté à la richesse la plus opulente, Garance n’aura pas trouvé le bonheur sur le Boulevard du Crime.
Les acteurs sont parfaits, le texte, comme chacun sait, grandiose. Les répliques sont passés dans le domaine public. Les décors sont époustouflants (scène de rues avec des milliers de figurants, reconstitution exacte des théâtres et des costumes de 1830, une préoccupation assez rare dans les années 40)**
Non, le génie des Enfants du paradis, c’est de partir de cette évidence, de cette simplicité pour atteindre au chef d’œuvre. Pitchons l’histoire en deux mots, car elle est simple comme l’amour, pour paraphraser le mime Debureau.
1830, avant la révolution. Le Boulevard du Crime, baptisé ainsi car s’y trouve tout les théâtres qui proposent des pièces policières, ancêtres du cinéma : premier clin d’œil, on y reviendra. Sur le boulevard, une jeune femme en goguette, Garance (Arletty) s’y fait draguer par un jeune acteur séducteur, Frédérick Lemaitre (Pierre Brasseur). Elle le repousse et va vers un autre prétendant, qui n’est autre que Pierre François Lacenaire, anarchiste, assassin et voleur. Accusé par sa faute de complicité de vol, elle est tirée d’affaire par un mime, Baptiste Debureau (Barrault), souffre-douleur d’une grande famille de comédiens. Ils vont s’éprendre l’un de l’autre. Garance est une femme libre, qui prend l’amour quand il vient. Mais Debureau est un poète, un être torturé, qui n’ose pas prendre la femme qui s’offre à lui. Trop tard, Garance est à nouveau accusée de meurtre, et ne se sauve que grâce à son quatrième protecteur, le comte Édouard de Montray.
Deuxième époque, six ans plus tard. La révolution est passée (même si l’on y fait jamais référence dans les Enfants) et les choses ont changé : Pierre François Lacenaire est recherchée par la police, Frédérick Lemaitre est un grand acteur shakespearien, Baptiste Debureau est devenu une star grâce à son art du mime, et Garance est la compagne du comte de Montray, mais ne l’aime pas. Une dernière possibilité va s’offrir aux anciens amants de se retrouver pour une nuit, mais la chance est passée ; Garance repartira seule, dans son carrosse doré.
Le film joue à la perfection de cet axiome de base du cinéma, martelé ensuite par Hitchcok et tous les pontes du scénario : le héros sait ce qui est bon pour lui, mais fait tout le contraire. Le mime Debureau est fou amoureux de Garance, mais ne prend pas la pomme quand celle-ci veut bien être croquée. Les prétendants de Garance (le poète-assassin, le comte, l’acteur) l’aiment, mais elle ne les aime pas. Elle passera pourtant de l’un à l’autre, pour un peu de plaisir, d’amusement, ou de protection.
Entre temps, les répliques de Prévert auront fusé : « Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment, comme nous, d’un aussi grand amour » « Comment vous appelez vous ? Je m’appelle rarement, mais on m’appelle Garance » « Vos gueules, là-haut, on n’entend plus la pantomime ! »
Et Les Enfants du Paradis, tourné pendant la guerre, attendu comme le messie par les fans d’Arletty, la plus grosse star de l’époque, sera un immense succès français, puis international…
Il fait désormais partie du panthéon mondial du cinéma, comme Citizen Kane, Rashomon, La Nuit du Chasseur, pour une raison simple : ces films ne vieillissent pas.
Il ne vous reste qu’à le vérifier…
*Le film, restauré, est d’abord sorti aux Etats Unis avant de ressortir en France au mois de novembre
**Comme on peut s’en apercevoir à l’exposition de la Cinémathèque…