En 1996, The Rock signe l’aboutissement du film « High Concept » mis en place par le duo de producteurs Simpson/Bruckheimer ; une aventure des eighties à découvrir dans Box Office, le passionnant livre de Charles Fleming consacré à Don Simpson.
Or ce film, c’est aussi le dernier : la même année, Don Simpson meurt dans ses toilettes, une bio d’Oliver Stone à la main. Incident cardiaque, dû à l’abus de médicaments et de drogues. Simpson ne verra pas Armageddon, futur film de leur poulain Michael Bay. Or, The Rock n’est que le brouillon d’Armageddon, en alignant les mêmes thématiques, et les mêmes figures de style. Démonstration.
Le parcours du héros
The Rock et Armageddon, c’est – malgré les apparences – la même histoire, le même Parcours du Héros Simpsono-Bruckheimerien. Deux types ordinaires, deux real McCoys sauvent la planète, en combattant à la fois l’ennemi intérieur (qui n’en est pas vraiment un) et l’Etat Tyran (qui nous a vraiment mis dans le pétrin).
Dans Armageddon, c’est le duo Willis/Affleck, binôme antique Vieux Con/Jeune Con, qui sauve la planète, aidé par une joyeuse bande de Village People issue des recoins de l’Amérique trash. Dans The Rock, ce binôme est déjà là : Nicolas Cage débute sa fructueuse coopération avec les S&B dans le rôle de Stanley Goodspeed (« Bon vent » en anglais (1)), un ingénieur spécialisé dans les armes bactériologiques. Sean Connery est John Patrick Mason, un ancien détenu d’Alcatraz, évadé multirécidiviste. Les voilà obligés de faire équipe pour empêcher un général renégat, Hummel, (Ed Harris, en beauté !), de bombarder San Francisco, pour (sic !), restaurer l’honneur perdu des centaines de Marines morts au combat dans des missions secrètes. Pour cela, le duo Mason/Goodspeed doit se rendre sur The Rock, qui n’est pas un astéroïde tueur mais bien la prison d’Alcatraz, dans la baie de San Francisco.
L’Etat Tyran, l’Etat Menteur
Constante américaine, constante républicaine, constante simpsono-bruckheimerienne : depuis la Révolution de 1776, les américains semblent vivre dans l’angoisse du retour de la tyrannie, sous la férule d’un ennemi extérieur (les british, les communistes, les extraterrestres), ou intérieur (l’administration fédérale, le FBI, Washington) (2). Un propos parfaitement illustré par X-Files, 24 ou Homeland.
Mais chez Simpson/Bruckheimer, l’ennemi extérieur n’existe pas. Les Russes d’Armageddon sont nos amis. Les Russes d’USS Alabama sont nos amis, aussi, à part quelques exaltés, vite réduits au silence par les troupes loyalistes. Il y a bien une menace extérieure dans Top Gun (des Lybiens), mais le véritable ennemi de Maverick, c’est lui-même. La constante de Simpson/Bruckheimer, c’est bien la tyrannie intérieure, le risque d’un état centralisateur, omnipotent, manipulateur, qui commande tous les espaces de nos vies. L’état est une menace ; l’état, c’est LA menace.
C’est précisément l’argument de The Rock : le Général Hummel prend Alcatraz, ses 80 touristes, et la ville de San Francisco en otage pour extorquer au gouvernement 100M$ : une récompense pour les familles des soldats morts en opération secrète, sans sépulture. On n’a rien dit aux familles : premier mensonge. Cet argent, Hummel veut qu’il provienne des trafics d’armes de la CIA, c’est à dire l’Irangate (vente d’armes à l’Iran pour financer les Contras nicaraguayens). Deuxième mensonge.
Pour cela on fait appel à Mason, un type qui a passé trente ans à Alcatraz, parce qu’il est l’agent secret britannique qui a volé… les dossiers secrets de Hoover ! « This man knows our most intimate secrets from the last half century! The alien landing at Roswell, the truth behind the J.F.K. assassination. » Troisième, quatrième, cinquième mensonge !!! L’état nous ment, et il nous ment depuis toujours ! Kennedy, Zone 51, Irangate.
Dans cette introduction, Bay a posé le dilemme : même si ses méthodes sont contestables, Hummel met le doigt où ça fait mal, sur l’état manipulateur, qui surveille les citoyens, bafoue leurs libertés individuelles, et qui – terrible péché – nous ment. Comme dans Armageddon, Ennemi d’Etat, USS Alabama, ou Déjà Vu.
Cela permet de justifier – au passage – le port d’arme, autre obsession redneck. Chaque citoyen devant être capable, comme les Minutemen de 1776, de se retrouver armes à la main pour casser de l’Habit Rouge. C’est traité ici au travers d’une blague : le gardien d’Alcatraz n’est pas autorisé à porter une arme (comme s’il pouvait faire quelque chose contre cinquante marines surentrainés !) Une mama noire, touriste otage, se moque de lui : « Oh you’re not allowed to carry a gun? I got a goddamned gun! If I’d’a known this was gonna happen, I’d’a brought my mother-fuckin’ gun! » Si on avait armé les citoyens, tout cela ne serait pas arrivé ; heureusement, deux citoyens lambda vont prendre les choses en main.
Le Président des Etats-Unis, créature luciférienne
Si les démocrates – et donc Hollywood en général – magnifient souvent la fonction (A La Maison Blanche, Président d’un Jour, Deep Impact, 2012…), c’est une antienne du cinéma « républicain », que d’en faire la critique. Avec une autre illustration de la tyrannie : l’imagerie présidentielle.
Dans Armageddon, POTUS (3) donne l’ordre de faire sauter l’astéroïde et sacrifie ainsi Bruce Willis. Idem dans The Rock : le Président ne croit plus en Goospeed et Mason, il envoie donc ses avions bombarder le rocher d’Alcatraz, alors que nos héros sont justement sur le point de stopper Hummel et ses Marines terroristes.
Manque de confiance dans l’héroïsme du Citoyen lambda ? Usage inconsidéré de la force brute ? Décisions absurdes, prises dans le brouillard ? Cette critique de la fonction présidentielle est déjà développés dans l’USS Alabama de Tony Scott, où des procédures foireuses, sans tête, rédigée en haut lieu sans le pragmatisme du terrain manquent de mener à l’apocalypse nucléaire, c’est à dire : l’Armageddon.
Comment mieux illustrer ce gouvernement « sans tête » ? En évitant de le filmer. Dans toutes ces oeuvres, on ne voit rien du Président des Etats-Unis. Invisible dans USS Alabama, simple regard bleu-vert dans The Rock, nimbé d’une sorte de vapeur (le diable ? l’indécision ?), et carrément dans l’obscurité du Bureau Ovale dans Armageddon, tel Méphistophélès dans les ténèbres, force immatérielle possédé de noirs desseins.
Les soldats perdus de l’extrême droite
Les extrémistes de droite sont des personnages récurrents dans l’univers Simpson/Bruckheimer. Provocation Sudiste et républicaine (4) vers un Hollywood Nordiste, bien-pensant et démocrate ? Pas seulement. Les personnages très à droite de leurs films sont toujours nuancés et un perpétuel mouvement de balancier vise à les mettre en perspective. D’abord de manière très négative, puis sensiblement positive, jusqu’au point où ces films finissent irrémédiablement par sonner comme un plaidoyer avec circonstances atténuantes. Un processus tout à fait à l’œuvre dans Le Plus Beau des Combats, mélo sur le foot US, sorti en 2000. Le facho n’est pas celui qu’on croit : l’entraineur sudiste a les idées plus ouvertes qu’on ne le suppose de prime abord, et le vrai facho (sur le terrain, du moins), c’est Denzel Washington, le coach noir imposé au premier. A la fin, ce mouvement de balancier aura « positivé » les deux personnages, qui deviendront amis, comme dans la vraie vie.
Dans The Rock, Michael Bay poursuit ce même but : Hummel est d’abord présenté comme un personnage sombre, terrifiant et sans pitié : il fait tuer des dizaines de soldats pour s’emparer des munitions. Mason – tout à son rôle de sidekick british – moque l’absurdité de la démarche (et au passage, du scénario !) : « I don’t quite see how you cherish the memory of the dead by killing another million. And, this is not combat, it’s an act of lunacy, General Sir. Personally, I think you’re a fucking idiot. » Cette autodérision scénaristique est une indication du caractère comique, autoparodique, de The Rock.
Mais ensuite, Hummel révèle une grande compassion pour tous les soldats, amis ou ennemis, et un grand sens de l’honneur (5). Dans un mexican standoff (6) d’exception, les Navy Seals (commandés par Anderson, un officier ayant servi sous les ordres du Général) se font piéger dans les douches d’Alcatraz, ce Fort Alamo du pauvre. Ils refusent de se rendre, et se font abattre jusqu’au dernier.
Hummel, consterné par un massacre qu’il a tenté d’éviter, montre alors toute son humanité (au mépris de tout réalisme scénaristique !) Hummel est certes un facho, mais 1) il a des raisons valables (le message politique du film, voir plus haut), 2) il peut se montrer humain. A la fin du film, Hummel déviera même un missile avant sa chute fatale sur San Francisco. « Me prenez-vous pour un dément ? Je n’allais pas tuer des milliers de gens !! » : Hummel admet sa défaite, et demande à ses hommes de se rendre. Mais certains ne sont pas aussi nobles : « I want my fucking money !!! » Ce sont eux, les véritables traîtres. Ils n’étaient là que pour l’argent, pas pour l’honneur. CQFD.
La Loi du Talion
« L’Europe est baignée dans le culture du Nouveau Testament (égalité, charité, pardon), tandis les Etats-Unis sont dans le culte primitif de l’Ancien Testament (Dix Commandements, Loi du Talion) » Si je me permets de citer la théorie du FrameKeeper, c’est que c’est une constante du cinéma US, qui irrigue tout aussi bien le film d’action (La Loi du Talion) que la comédie (happy ending sur les valeurs familiales). The Rock, mi-film d’action, mi-comédie, possède évidemment les deux.
Quand sonne l’heure du jugement, séparant le bon grain de l’ivraie, Hummel « l’Homme d’Honneur » meurt dans les bras de Goodspeed, qui a tenté de le sauver d’un deuxième mexican standoff. Comme un châtiment divin, il répond au premier : « Qui vit par l’épée périra par l’épée ! » Les autres terroristes subissent également la Loi du Talion, symboliquement punis en fonction des crimes commis : empalé par le missile qu’il allait lancer, ou avalant la munition bactériologique qu’il allait répandre sur San Francisco.
La rédemption des pères
Si les femmes sont rigoureusement absentes de The Rock, hormis les quelques apparitions habituelles (et minuscules) de la Fille ou de l’Epouse/Mère (7), c’est que le thème de la famille, et particulièrement des défaillance paternelles, est central. En mineur dans The Rock, et en vrai thème dans Armageddon, les pères sont à la ramasse à Alcatraz.
Mason a passé sa vie à tenter de s’évader (dans tous les sens du terme) et n’a jamais vu sa fille. Nick Cage est un adulescent, qui tripatouille sa guitare et commande via Fed-Ex des vinyls des Beatles ; il ne veut pas d’enfant. Pas de bol, sa compagne est enceinte.
Voilà donc nos deux personnages principaux confrontés aux affres de la maturité. C’est l’objet d’une scène, lourde de sens, au sommet de San Francisco, dans le jardin du Musée des Beaux Arts (le bâtiment s’appelle aussi Legion of Honor !) Au milieu de colonnes grecques, de l’Athena moderne, nos deux mâles gagnent en sagesse : Mason promet à sa fille de revenir, en faisant un mea culpa retentissant, et Goodspeed lui sauve la mise (en faisant croire qu’il est « en mission », et pas évadé de nouveau)…
Même cause, même effet dans Armageddon. Bruce Willis n’a pas été un bon père pour Liv Tyler : sa rédemption finale sera de « confier » sa fille à Ben Affleck. Will Paxton est divorcé : il retrouvera épouse et enfant. Steve Buscemi est un obsédé sexuel : il voudra un enfant, après ses exploits interstellaires. La morale est sauve : tout désordre, même après la pire catastrophe humaine possible (l’armageddon !) doit retourner à l’ordre moral, social et familial, dans la plus pure tradition puritaine US.
Le Rookie/L’Homme d’Expérience
Etait-ce une allégorie de leur propre association ? Ou le signe de brûlures plus intimes ? Les deux producteurs ont multiplié les duos de mâles dans leur cinématographie : 48 heures, Le Flic de Beverly Hills, Bad Boys, USS Alabama, Jours de Tonnerre, jusqu’à ce duo de père et fils virtuels.
Mason, le Père, a tout raté : il multiplie les conseils à Goodspeed, son « Fils », lui-même père en devenir : « Losers always whine about their best. Winners go home and fuck the prom queen ! » ; « I’m fed up saving your ass. I’m amazed you ever got past puberty. » ; « I’m sure all this will make a great bed time story to tell your kid. »
Selon les canons de la comédie américaine, ces personnages ne sont que deux faces interchangeables, que l’on réconcilie à la fin. Goodspeed devient courageux et bagarreur, Mason devient sage et plein d’honneur. Le coup de génie étant d’avoir inversé les rôles au début. On croit que Mason est un vieux gâteux, il est en fait un agent secret en forme exceptionnelle, et Goodspeed, qui a montré son courage dans l’intro en désamorçant une bombe bactériologique serbe, se révèle plutôt poule mouillée. Les scènes d’action du milieu du film s’en trouvent renforcés, car le spectateur jubile devant l’énergie du vieux et le regard perpétuellement effrayé du rookie, le tout appuyé de dialogues délicieusement hardboiled (« Je vais très bien, CONNARD !!! »).
Le partenariat avec la Navy
Avec Top Gun, les Simpson Bruckheimer ont développé un partenariat riche avec l’US Navy (8). La Marine avait mis à leur disposition porte-avions et F-15 sans compter, elle fut récompensée par un clip de recrutement de 110 mn. Ces bonnes relations serviront ensuite à monter USS Alabama, et The Rock. Les « méchants » sont des Marines, les gentils des Navy Seals, et les méchants avions qui vont les bombarder sont eux aussi prêtés par la Navy (mais on cache soigneusement leur appartenance !)
Figures stylistiques
Côté style, rien de nouveau sous le soleil : l’œuvre simpsono-bruckheimerienne n’est qu’un éternel work in progress, de Flashdance aux Experts. Entre les deux, la « patte » S&B se sera installée, elle aura même fait florès dans tout Hollywood.
Côté image, The Rock perfectionne le look fluo mis en place dès Top Gun. Vert et bleu pétant, et jolis filtres Belkin, furieusement eighties, pour des couchers de soleil couleur tabac. Côté musique, grosse pop qui tache pour vendre des CD, et musique russo-wagnérienne de gros tonnage pour le reste.
Au-delà de cette averse de couleurs et de sons, un déluge phénoménal de cascades et d’explosions, même quand l’action le justifie peu. L’évasion de Mason dans San Francisco donne lieu par exemple à une course-poursuite dantesque et totalement irréaliste (la Ferrari 355 explosant fenêtres et devantures sans jamais se rayer, jusqu’à sa destruction finale.) Le tout, faut-il le souligner, sans aucun trucage numérique…
Ce style apocalyptique est devenu la marque de fabrique de l’usine Bruckheimer. Des Experts à l’ensemble de la filmographie qui va suivre : Les Ailes de l’Enfer, 60 Secondes Chrono, Black Hawk Down, Bad Company, The Island, Transformers…
Mais The Rock est sûrement l’apogée de ce style. Don Simpson va mourir. Le duo commençait à battre de l’aile, devant ses excès coke-médocs-putes, mais la mort de Simpson va profondément affecter Jerry Bruckheimer. De fait, sa production va s’assagir : moins de violence (Coyote Ugly), plus de films familiaux grâce à un contrat en or avec Disney (Pirates des Caraïbes, Benjamin Gates), ou plus profonds (Le Roi Arthur, Le Plus Beau des Combats). Il entamera aussi une série de succès exceptionnels à la télé avec Les Experts, mais aussi Cold Case, et FBI : Porté Disparus. Aujourd’hui, son royaume est consensuel. Question de business, mais aussi d’âge.
De son côté, Michael Bay sera finalement le plus fidèle continuateur (9), avec des films sur-vitaminés (Bad Boys II), mais eux aussi plus profonds (The Island), ou plus familiaux, sous influence de Spielberg (Transformers)
The Rock, (Ge Rock pour les intimes, attachés à la prononciation toute particulière de Sir Connery) sera évidemment massacré par la critique à sa sortie et tout aussi évidemment un formidable succès en salle.
Il reste aujourd’hui le parangon de ce cinéma drôle et écervelé.
Et, disons-le tout net, un classique.
- On dit aussi God speed, ce qui est aussi le nom d’un bateau célèbre, chargé de colons qui qui fondèrent la colonie de Jamestown en Virginie. Les Pères Fondateurs, encore, toujours.
- Comme le dit le Commandant Anderson (Michael Biehn), chef des Navy Seals venus l’intercepter : « But like you, I swore to defend this country against all enemies, FOREIGN, sir… and DOMESTIC »
- President Of The United States
- Jerry Bruckheimer est un des rares donateurs du parti républicain à Hollywood
- Tout comme le personnage de Déjà Vu, interprété par Jim Caviezel
- Figure de style chère au western spaghetti, où trois cowboys (ou plus) se menacent mutuellement. Ça finit en général par un carnage.
- On notera l’obsession Bayenne pour les filles pointues, aux yeux en amande et brunes : Kate Beckinsale dans Pearl Harbor, Liv Tyler dans Armageddon, Vanessa Marcil dans The Rock, Megan Fox dans Transformers
- Il faut à ce propos absolument lire l’excellent livre de Jean-Michel Valantin « Hollywood, le Pentagone et Washington, Les trois acteurs d’une stratégie globale ».
- Il fera encore trois films avec Jerry Bruckheimer : Armageddon, Pearl Harbor et Bad Boys II