Lincoln est encore la preuve de l’immense talent de Steven Spielberg : à partir d’un rien cinématographique (le biopic), il réussit à faire un film. A partir d’arguties parlementaires, il fait un film. A partir d’un personnage sans enjeu (Lincoln), il fait un film. Mieux, un film pas ennuyeux pour deux sous, mais pourtant extrêmement pédagogique. Un oxymore, dirait-on.
Bien sûr, Spielberg a dans sa besace un géant, Daniel Day-Lewis, qui livre, une fois de plus, une performance éblouissante, en faisant oublier le comédien derrière la statue imposante du Commandeur Lincoln. Bien sûr, il y a aussi une pléiade d’acteur AAA : Tommy Lee Jones en député radical irascible, David Strathairn en secrétaire d’état incrédule, Sally Field en épouse éplorée, James Spader en lobbyiste gras du bide, Joseph Gordon-Levitt en fils mal aimé, et notre chouchou Lane de Mad Men (Jared Harris) en général Ulysse Grant. Mais on le sait, tout ça ne fait pas un film.
Dès le départ, Spielberg semble même absent de sa propre œuvre, mettant en scène a minima son Lincoln. Filmé ras des pâquerettes, sans effet de manche… pour un résultat plutôt reposant ! Car il y a du boulot pour le spectateur, dans Lincoln. De la lecture, même. Des sous-titres à rallonge, façon De la démocratie en Amérique… Le film est tellement bavard que des mangeurs de pop corn (pas des jeunes, je précise) ont fui avant la fin, devant tant de travail, un dimanche soir…
Mais ce travail vaut le coup. Comme l’a très bien analysé Blandine Kriegel, dans une récente chronique de Libération « Abraham Lincoln ou la démocratie selon Machiavel », Lincoln est un travail de dessillement du peuple américain sur la démocratie. Après avoir encouragé l’héroïsme (Il Faut Sauver Le Soldat Ryan), magnifié le courage (La liste Schindler) ou l’avoir questionné (Munich), Spielberg tricote ici un film extrêmement mature : la démocratie c’est difficile, c’est un combat de tous les jours, et ce n’est pas un combat propre. Il faut, pour faire passer ses idées, acheter quelques consciences, convaincre l’aile droite et l’aile gauche de son parti (et donc mentir forcément un peu aux deux), voire même renoncer à la douceur d’une paix immédiate pour faire passer, au forceps, ses idées, i.e. ce fameux 13ème amendement.
C’est l’occasion d’une scène mémorable, où le spectateur doit s’accrocher à la locomotive Lincoln, pour comprendre les tenants et les aboutissants juridiques qui président à cette décision en urgence…
C’est là tout le talent de Spielberg : réussir un A La Maison Blanche 1865 de cinéma, sans le charme de Josh ou de Donna, sans joli drapeau américain battant au vent, sans caméra virevoltante, sans musique pompière, et pourtant, de nous accrocher au siège jusqu’au bout…