Les frères Coen aiment la musique. Ils aiment aussi les losers. Un jour, il faudra faire un film sur les perdants magnifiques du rock ; c’est chose faite avec Inside Llewyn Davies, le biopic inversé d’un folksinger qui ne réussira pas.
Inversé parce que quand on dit folk, on pense Dylan. C’est ce que n’importe quel studio aurait demandé aux Coen : la geste dylanienne, les Débuts au Gaslight, la Love Story Avec Joan Baez, l’Accident de Moto, la Rédemption Christique, et, bien sûr, le Trauma Familial Originel (à inventer, parce que Dylan n’en a pas). Mais les Coen sont des croyants du cinéma, et ils adorent le Dieu Fiction. Plutôt que de faire le biopic de Dave Van Ronk (un vrai raté du folk), ils s’en inspirent. Et racontent ce qu’ils veulent…
Inversé parce qu’il ne s’agit pas d’une histoire épique (comme dans bio-pic), mais bien d’un ratage, celui de Llewyn Davies. Inside Llewyn Davies, donc… Qu’y’a-t-il à l’intérieur d’un poète folk trentenaire, qui chante bien, joue gracieusement de la guitare, compose de très belles chansons, mais peine à réussir dans le boom folk de cette année 61 ? Inside Llewyn Davies, c’est A Serious Man version tragique. Le Livre de Job revu par les Coen. La tragédie d’un homme que Dieu abandonne, et sur qui tout tombe dessus. L’ex-copine qui est enceinte, le partenaire qui se suicide, le manager qui le vole…
Ça pourrait être drôle, comme dans A Serious Man. Ici c’est tragique, et c’est probablement le tour de force des frères Coen. Arriver à nous faire toucher du doigt le moment où l’on réalise qu’on ne sera pas un artiste. Malgré les efforts, les galères, les canapés pour dormir quelque part, la Déesse de la Musique ne s’est pas penchée sur vous. Le folk explose, mais sans vous.
Là aussi, les Coen sont brillants. Ils auraient pu choisir un Llewyn Davies pathétique, pas doué, pas diplomatique : donner au spectateur une raison qui explique l’insuccès. Ça aurait été une Comédie des Idiots qui veulent réussir, comme dans Burn After Reading. Non, au contraire, Davies a tout pour lui. Il est beau, il chante bien, ses chansons sont émouvantes. Mais pour réussir dans le showbiz, il faut de la chance. Être là au bon moment. Au début de 1961, il faut être poli et un peu lisse pour réussir dans le revival folk (le film propose de formidables imitations de Peter Paul and Mary en la personne de Justin Timberlake et de Carey Mulligan). Mais Llewyn Davies ne colle pas dans le tableau : trop libertaire, trop en colère, trop en rébellion contre la société. A la fin de l’année 61 (et à la fin du film) c’est pourtant ce qu’il faudra être, comme ce jeune chanteur qui débute au Gaslight, les cheveux fous et une voix pas terrible.
Bob Dylan. Mais c’est trop tard.