Le festin nu. Quand on lui demandait d’expliciter l’énigmatique titre de son chef d’œuvre, William Burroughs répondait qu’il s’agissait de « cet instant pétrifié et glacé où chacun peut voir ce qui est piqué au bout de chaque fourchette » ; la réalité, dans sa plus cruelle vérité.
Voir les choses telles qu’elles sont, les montrer sans faux semblants, c’est depuis toujours le programme de Michael Haneke. Violence enfantine (Benny’s Video), violence domestique (Code : Inconnu), violence de la fin du monde (Le Temps du Loup), violence du cinéma US (Funny Games) : la cruauté de la réalité, c’est l’œuvre majeure de Haneke. Filmer sans fard le couple, l’enfant, les immigrés et les bourgeois, la bestialité des rapports humains, le fascisme qui monte, c’est le rôle aride que s’est assigné le cinéaste autrichien.
Il revient aujourd’hui avec Amour, après quelques films décevants (La Pianiste, le remake US de Funny Games). Un film qui propose le même regard acéré sur la vieillesse, la maladie et la mort. Ce programme électrisant et fun est confié à Jean-Louis Trintignant (sûrement notre plus grand comédien vivant) et Emmanuelle Riva.
Dans la première moitié du film, l’actrice de Hiroshima Mon Amour n’est pas très bonne. On comprend le choix Hanekien de ces deux professeurs de musique, bourgeois et cultivés, mais Riva a du mal à tenir la rampe en prof de musique octogénaire, sèche comme un coup de trique. Sa diction empruntée, ses « tandis » et autres « parfois » sonnent faux. Mais dans la deuxième partie, l’AVC, la maladie, l’alitement, elle est extraordinaire. Jouer à 86 ans les ravages de l’âge, la diction imprécise, la folie, le refus de se nourrir est tout simplement inouï.
En face de ces deux monstres, même Isabelle Huppert sonne faux ! Car l’actrice fétiche de l’autrichien (avec Binoche) est en dehors du monde Haneke ; elle croit encore en ces choses vaines que sont l’espoir, la rédemption, le progrès. Depuis Le 7ème Continent, son premier film, Haneke ne croit plus à rien. Et il assassine son personnage féminin en une scène cruelle. Huppert discute avec son père (Trintignant) ; elle pense que l’état de sa mère va s’améliorer, qu’il faudrait rencontrer un autre médecin, avoir un deuxième avis. Qu’il faudrait qu’ils aient, enfin tous les deux, une conversation sérieuse. Et Trintignant est évidemment le casting parfait pour lui apporter la réplique. Pour qui se prend-elle, cette quinqua bobo qui explique à son père ce qu’il doit faire ? Il a trente ans de plus, évidemment qu’il a déjà pensé à tout cela ! Il a vu un autre médecin, et l’état de sa femme ne va pas s’améliorer. Et Trintignant place sa banderille finale ; c’est la Grande Scène. « Sérieusement ? Tu veux qu’on parle sérieusement de l’état de ta mère ? Alors parlons sérieusement. Son état va aller de mal en pis. Et puis un jour, elle va mourir. Alors qu’est-ce que tu proposes sérieusement ? Tu veux prendre ta mère chez toi ? Tu veux la mettre à l’hôpital ? Parce que justement, je lui ai promis qu’elle n’irait plus à l’hôpital. Je vais la garder ici et je vais m’en occuper jusqu’au bout, comme promis… »
Amour annonce, et c’est une bonne nouvelle, le grand retour de Haneke. Qui signe aussi son film d’un dernier plan parfait ; Isabelle Huppert, seule, dans l’appartement vide de ses parents. Qui s’assoie dans un fauteuil. A la place du père, parce qu’il n’y a pas d’autre place possible : nous referons le chemin de nos parents.
Le festin, nu.