Kathryn Bigelow aime les films couillus. Les vampires couillus, les surfers couillus, les fliquettes couillues, les russes couillus*. Ici, elle est servie : quoi de plus couillu, en effet, que la chasse à Ben Laden ?
Le film a une histoire étrange : le scénario initial racontait la traque ratée de Ben Laden en Afghanistan. Mais voilà que la réalité rejoint la fiction : le chef d’Al Qaeda est retrouvé, et abattu… Que faire de ce nouveau matériel ? comment passer d’un échec à une happy end ? Bigelow réécrit entièrement le scénario et ajoute l’assaut, qui constitue la deuxième partie du film.
On imagine pourtant que la coloration du premier draft devait être bien différente ; une interminable traque amère, qui ne mène à rien. Un film sur l’impuissance, un sujet si rare dans le cinéma américain. Et voilà qu’il faut inverser la tendance du film…
C’est ce défi pourtant que relève Bigelow, qui depuis Démineurs réinvente son cinéma. Après avoir été le parangon d’un cinema hard-boiled avec un cerveau (Strange Days, K-19), puis s’être aventurée dans quelques tentatives esthétiques (Blue Steel, Le Poids de l’Eau), la réalisatrice a radicalement modernisé sa manière de filmer : séquences cuts, caméra à l’épaule, scénario relégué à l’arrière plan (parfois aux dépens de la compréhension).
Mais cette modernité n’est pas qu’esthétique. En refusant de se conformer aux modes éprouvés de la narration (personnages, enjeux, intrigue principale, intrigue secondaire), elle propose un cinéma plus excitant, débarrassé des clichés qui auraient pu polluer un sujet aussi sensible que la mort de Ben Laden. Elle évite ainsi, dans Zero Dark Thirty, tous les pièges, toutes les fautes de goût qu’on pourrait légitimement s’attendre à trouver.
Par exemple, elle ne filme pas Ben Laden. Jamais. Il reste ainsi, pour toujours, le croquemitaine de l’Amérique, une histoire qu’on racontera aux enfants pas sages les nuits de pleine lune. Elle ne crée pas non plus des motivations psychologiques à Maya (Jessica Chastain), petite rousse froide, sans attache, sans ami, qui s’est trouvée la mission d’une vie. Il n’y aura pas de petit frère tué en Afghanistan, ni de boyfriend mort sous les décombres du WTC. Non, ces agents de la CIA sont juste des pros, qui font leur boulot, comme les marins russes de K-19, comme les Démineurs, comme les flics de Point Break.
Cela laisse aussi le temps du débat, et Zero Dark Thirty, assez finement, réussit à poser les bonnes questions : la torture est-elle nécessaire ? Tuer Ben Laden, était-ce une priorité ? Comment prendre la décision de l’assaut, alors qu’aucune preuve formelle n’a été fournie, et que les dommages politiques avec le Pakistan peuvent être considérables ? Kathryn Bigelow passe la parole aux différents points de vue, laissant le spectateur juger.
Reste l’assaut, la deuxième partie, le joyau brut de Zero Dark Thirty. Pour la première fois, on filme la réalité des commandos. Sans pathos, sans affect. Bigelow a refusé d’érotiser sa Maya ; elle refuse tout autant d’héroïser ses SEALs. C’est son coup de force. En évitant les « C’mon you guys », « Let’s move on » et autres « Let’s kill the fucker », Bigelow s’offre son meilleur passeport. Nous sommes avec eux, nous tremblons pour eux, alors que ces personnages viennent seulement de débarquer dans le film, et que nous en ignorions tout, même leur nom. Pire, rien ne nous est épargné : leur froideur à tuer, la technicité de leur métier, leur flegme après. Aucun pathos ne viendra enrichir un personnage. Juste la réalité brute, ce qui est d’habitude particulièrement inintéressant au cinéma.
Kathryn Bigelow garde en fait l’émotion pour la fin, dans un plan sublime, où le personnage, et l’Amérique toute entière, laissera l’émotion la submerger.
* Elle a divorcé de James « King of the World » Cameron, à vous d’en tirer les conclusions