samedi 15 juin 2013


Nostalgie de la forme
posté par Professor Ludovico dans [ Le Professor a toujours quelque chose à dire... ]

Voilà une chronique exceptionnelle : elle sera publiée conjointement ici, et sur Planet Arrakis, le site Jeu de rôle/Jeu de Plateau de Paul Moud Ubid, un lointain cousin du Professore.

Car cette chronique se situe à la croisée des chemins scénaristiques, un problème qui intéresse tout autant les rôleux que les cinéphiles.

La semaine dernière, donc, je dirigeai une partie de Donjons & Dragons old school. C’est à dire, comme en 1974, quand Gary Gygax se mit à commercialiser la drogue ultime de l’entertainment occidental : le Jeu de Rôle. A l’époque, c’était bien peu de chose : une porte, un monstre, un trésor. Le fameux PMT. Pour les non-pratiquants, ce qu’on trouve le plus souvent dans le jeu vidéo aujourd’hui : on ouvre une porte, on tue un monstre, on empoche un trésor.

Depuis le JDR a considérablement évolué, dans les eighties, cela suffisait à nos nuits blanches.

Sur un coup de tête, il y a deux mois, cette nostalgie s’est emparée de moi, immédiatement boostée par l’enthousiasme de mes vieux joueurs (plus une nouvelle recrue). La simple idée de ressortir leur Players Handbook et autre Dungeon Master Guide, leurs dés vintage et leurs figurines de plomb a permis de trouver rapidement une date. Le contrat était clair : jeu à l’ancienne, règles à l’ancienne : pas d’univers chiadé, pas de profil psychologique du personnage, pas d’intrigue, pas de metaplot. Toutes ces leçons apprises par le JDR en trente ans des séries et des films, et peu à peu intégrées, étaient ici bannies.

Mais rien ne se déroula comme prévu…

Malgré l’experience, malgré ce contrat tacite, rapidement, mes joueurs ajoutèrent peu à peu de la chair scénaristique à ce squelette PMT sommaire. Quel était donc ce mystérieux Ordre de Feu qui possède l’Œil de Feu, ce diamant gigantesque ? Pourquoi ces moines cohabitent avec des hommes-lézards ? Où dorment-ils, d’ailleurs ? Pas dans la même pièce, quand même, que les hommes-lézards ? Et cette mystérieuse rune, que signifie-t-elle ?* Nous fûmes obligés, de part et d’autre, d’improviser. Et de créer de truculents personnages, comme ce prisonnier orc, finalement bien sympathique et fort accommodant.

Que tirer de cette experience ? D’abord, notre insatiable besoin de fiction. Jouer aux échecs, pourquoi pas, mais pour jouer des aventuriers dans un souterrain, il faut une histoire. Ensuite, une histoire bien construite, qui se tient, qui ait un sens même dans un monde où des prêtres elfiques réaniment des hommes-lézards morts-vivants pour leur faire tester des pièges…

Mais surtout, dans l’histoire des genres, une nouvelle forme se substitue toujours à une autre plus ancienne, au cinéma ou ailleurs. Trente ans après, il n’est tout simplement plus possible de jouer à Donj’. Aujourd’hui cette forme d’art (indubitablement c’en est une, fusse-t-elle mineure) a formidablement évolué, sous le coup de butoir de révolutions idéologiques (L’Appel de Cthulhu (1981) : je joue un personnage dans un monde réaliste, ou Vampire (1991) : je ne joue pas, j’interprète un personnage)…

Il en va de même pour la fiction en général, et le cinéma en particulier. La photo, par exemple, a tué à la fois la peinture réaliste et le roman naturaliste. Pourquoi se fader les dizaines de pages de description de terrils dans Germinal, alors qu’une simple photo en rend immédiatement la taille, la couleur, la substance…? Pourquoi représenter fidèlement un visage, si une photo le fait vite et mieux ? Le XXème siècle nous a débarrassé de ces obligations en accompagnant ces révolutions technologiques de profondes mutations artistiques : l’impressionnisme, l’abstraction. Au cœur des Ténèbres, le chef d’œuvre de Conrad paru en 1899, ne fait que 180 pages. Son lecteur a déjà vu des photos de l’Afrique, la description du Congo n’est plus un enjeu littéraire.

Dès lors, une fois la révolution achevée, les formes anciennes nous apparaissent illisibles, inutiles, et ne peuvent fonctionner qu’à l’aune de la nostalgie. Nous avons adoré joué ce lundi soir-là « à la manière de« , parce que c’était manière de rendre hommage à ce loisir qui nous a tant donné. Mais la résurgence moderne d’une telle forme nous serait insupportable. Comme, par exemple, La Nuit Nous Appartient, le prétendu chef d’oeuvre de James Gray : très beau (dans la forme) et très vieillot (dans le fond). Son intrigue, ses rebondissements apparaissent comme les formes surannées d’un cinéma à l’ancienne, irregardables après dix années de Sur Ecoute ou de Braquo. Tout comme l’Heroic Fantasy de Xena la Guerrière ou Conan le Barbare sembleront bien pâlot en face du monstre Seigneur des Anneaux ou du titan Game of Thrones.

Autre temps, autre mœurs…

*Toutes ces questions qu’on ne se pose pas dans un jeu vidéo, parce que l’on accepte la forme encore « préhistorique » du genre


2 commentaires à “Nostalgie de la forme”

  1. Nostalgie de la forme | Planet Arrakis écrit :

    […] une chronique exceptionnelle : elle sera publiée conjointement ici, et sur Cinefast, le site de promotion du cinéma US du Professore Ludovico, un lointain cousin du Commandeur des […]

  2. Karl Ferenc Scorpios écrit :

    Pas le temps de se retourner et hop nom de Zeus c’est vrai, on avait oublié « Le Professor a toujours quelque chose à dire » et son cousin l’Atreides aussi.. Au final c’est toujours aussi rageant on aimerait bien lui mettre un p’tit tacle dans les tibias, comme çà au passage, pour taquiner mais on peut pas. Le docte savant est plus agile qu’un Lionel Messi zigzaguant dans la surface (1). Ce dangereux personnage m’a même un moment fait douter avec son histoire de Star Trek sur Arte. Heureusement au bout de 25 mn de « La Colère de Kahn (2)», j’ai repris mes esprits : le gros Shatner et sa moumoute, Ricardo Montalban qui avait piqué le costume du bassiste de Motley Crue, Scott bouré dans sa salle des machines ! J’ai hurlé dans mon salon comme pris dans un état second. Manque de pas de bol, mes affaires m’ont empêché de réagir. Je lui réservais in petto une terrible revanche mais « c’t’homme là, ce qui l’a sauvé, c’est sa psychologie » (3). Et le voilà avec Nostalgie de la Forme et son lot de « l’Appel de Chtulhu, Au cœur des ténébres, Conan, Games of Thrones », le vieux barbot te cloue sur place.
    Pour conclure : « Nostalgie de la Forme » is Wonderful, Glorious (4)! Et sur le fond cher Professor souvenez vous bien de cela « Welcome to the sixth sorld ! ». Oui bientôt, nous rentrerons dans un nouvel Univers.

    (1) Il est balaise aussi le Yoyo dans la feinte fiscale.
    (2) Rien que le titre c’est énorme. Il est pas content le Kahn et tu trembles de peur à l’idée qu’il devienne coach à « nouveau look pour une nouvelle vie » sur M6.
    (3) Pour les lecteurs de Télérama toujours très attachés à la citation des sources, je remercie Monsieur Raoul Volfoni pour son « Y’a vingt piges, le Mexicain, tout le monde l’aurait donné à cent contre un : flingué à la surprise. Mais c’t’homme là, ce qui l’a sauvé, c’est sa psychologie. »
    (4) Ça c’est pas Raoul, ce sont les anguilles de EELS qui le disent.

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