Pour tout prolégomène, nous dirons simplement ceci : 12 Years a Slave n’est pas le Steve McQueen habituel. Pas de grève de la faim, pas d’IRA (Hunger), pas d’addiction sexuelle, pas de description glacée de New York au XXIème siècle (Shame). Ce qu’on perd en distanciation, on le gagne en émotion. Car on ne peut douter que ce sujet tienne à cœur à l’auteur. Moins plasticien, plus classique, McQueen filme ici le biopic comme personne.
On sait pourtant ce qu’il va advenir de Salomon Northup, auteur en 1853 de 12 Years a Slave : le bourgeois noir aisé de Saratoga va être escroqué par deux petits blancs qui le vendront comme esclave pendant douze ans. Tout est dans le titre. Après, évidemment, il sera sauvé.
Ce qui intéresse McQueen, ce n’est à l’évidence pas le biopic, mais bien, comme toujours, le corps torturé. Et là, on est servi. Les esclaves sont des animaux de ferme, et les corps se vendent comme des meubles. Je prendrais bien les deux petits qui vont avec la mère… Ah non, je les vends séparément, désolé. Acheté comme du bétail, dressé comme du bétail, avec des variations : le bon fermier (Benedict Cumberbatch) caresse son ouvrier comme on caresse une vache qui a donné beaucoup de lait. Il lui offre un violon quand il travaille bien, et le sauve même d’une mort certaine.
Le mauvais fermier (Michael Fassbender), lui, s’amuse avec son bétail, le punit, le fouette pour qu’il travaille plus vite, et couche parfois avec.
Mais bon maître ou mauvais maître, en aucun cas, on ne lui redonne sa liberté. Car l’esclave est avant tout une machine coûteuse, pour laquelle on s’est endetté*.
Le génie de 12 Years a Slave, c’est d’aller où les autres ont échoué ; ne pas jouer le pathos comme le Kunta Kinté de Racines, ou la révolte bouffonne tarantinesque de Django Unchained. 12 Years a Slave ne nous épargne rien, aucun coup de fouet, aucune lâcheté, aucune compromission, aucune trahison, et nous montre la réalité crue, sans jamais utiliser le mélo. D’ailleurs, y’a-t-il vraiment des personnages ? On peut se le demander, tant le film de McQueen s’apparente plutôt à un Si C’est Un Homme de l’esclavage.
Il n’y a pas de bons, pas de méchants, dans la « zone grise » décrite par Primo Levi, mais plutôt un système, celui de l’industrie allemande associé au diable nazi. Ici, c’est l’économie du Sud, droguée au travail servile, qui coûte peu (mais qui coûte quand même, car comme le montre le film, l’endettement des propriétaires, c’est aussi leur faiblesse). Un système qui tuera à petit feu le Sud, tandis que le Nord s’industrialisera, s’automatisera, faute de trouver des employés peu chers.
C’est ce que décrit Steve McQueen, les maîtres ivres de pouvoir, les esclaves qui ne peuvent que survivre et sûrement pas s’entraider, encore moins se révolter. La rébellion de Salomon, forte au départ, finit par se dissoudre peu à peu ; il finit par reprendre les premiers conseils qu’on lui a donnés : se taire et obéir, pour survivre. Et se réfugier dans la religion, chantant en chœur, de manière un peu forcée au début, puis de plus en plus convaincu, le gospel entonné par les autres esclaves.
Mais personne n’est épargné par 12 Years a Slave. En dressant, en filigrane, le portrait d’un petit bourgeois noir qui ne se préoccupe pas d’esclavage avant sa propre tragédie, Steve McQueen écorche aussi bien le Nord, où l’on peut enlever impunément un homme et le Sud, où l’on peut le vendre et le réduire en esclavage, mais aussi, en vendant ses charmes, accéder au statut des maîtres (comme la scène du thé, formidable, avec Alfre Woodard). Ceux qui risquent, ce sont ceux qui viennent en aide.
« There is nothing to forgive », cette phrase à double sens donne une étrange conclusion au film, comme si on ne pouvait pardonner aux blancs ce qui avait été fait aux noirs, mais aussi un appel à la communauté noire : échapper à l’idée de l’esclavage comme un péché originel.
*Ce qui est fort bien expliqué dans Lincoln.