Ça commence mal. À vrai dire, nous nous demandions, depuis son adaptation très sage de Millenium, si nous n’avions pas perdu David Fincher… Et de fait, pendant trente minutes, nous cherchons le réalisateur qui cherche Amy, l’épouse disparue, la Gone Girl du titre, l’éblouissante Rosamund Pike. Et comme Ben Affleck, l’époux un peu bêta*, nous restons longtemps les bras croisés devant ce mystère. David Fincher a disparu.
A dire vrai, nous n’allons jamais le retrouver, car Gone Girl n’est pas le énième chef d’œuvre de Fincher. Ce n’est ni Seven, ni The Social Network**. C’est juste un très, très bon film qui aurait pu être dirigé par, par exemple, … Ben Affleck***. Ou, en remontant le temps, Alfred Hitchcock… Ou encore, être l’un de ces merveilleux thrillers des années 80, façon A Double Tranchant, Randonnée pour un Tueur, Mort à l’Arrivée, Suspect, ou Liaison Fatale.
En effet, Gone Girl n’a pas la patte habituelle de l’auteur de The Game. Cette photographie noire qui créé depuis Seven cette ambiance cauchemardesque et si particulière du quotidien. Il n’a pas le faux rythme de l’auteur de Zodiac, qui nous laisse toujours dans cet entre-deux, une forme confuse de rêve éveillé. Il n’a pas les dialogues acérés du Social Network d’Aaron Sorkin, même s’il s’y essaie.
C’est peut-être parce que le matériel de départ est quelconque, un polar adapté en scénario par son auteur, et cela se sent. On est sur le terrain connu du thriller, mais pas sur les terres Fincheriennes.
Quoique.
Une fois le film vu, un tout autre paysage s’offre à nous. Et l’on ne peut que souscrire, une fois de plus, à l’étonnante théorie du Framekeeper : le génie de Fincher n’est pas d’écrire ses scénarios (il n’en a écrit aucun), mais de les choisir précautionneusement. Qui, bout à bout, forment une œuvre.
A cette aune – et Gone Girl en est la dernière itération – il semble que l’objectif que s’est fixé David Fincher dans la vie n’est rien d’autre que de détruire, brique après brique, les fondamentaux des valeurs américaines. Et d’en dévoiler toute l’hypocrisie.
Un bref retour en arrière sur sa filmographie permet d’en juger : Seven n’est rien d’autre qu’une critique implacable de la fausse Religiosité américaine. Ce peuple, qui prétend vivre under god, et qui ne fait que se vautrer dans les sept péchés capitaux.
Fight Club, sur un mode plus comique et Voltairien, s’attaque au culte de la Consommation. Derrière l’Envie, où est l’être humain ?
The Game est une critique frontale de la Réussite à tout crin, qui ne peut en aucun cas résoudre les traumas personnels.
Panic Room fait le deuil d’un espace qui serait réservé aux américains, alors que la pauvreté du monde cogne à la porte.
Zodiac tue pour toujours le mythe de la justice ; les méchants ne seront pas punis, et on ne les retrouvera jamais. L’Etrange Histoire de Benjamin Button enterre en l’inversant le mythe de la jeunesse éternelle.
Et The Social Network est peut-être la critique la plus acerbe, la plus frontale, la plus dévastatrice du modèle américain en détruisant le mythe du self made man. Pour gagner contre la noblesse (Harvard et ses héritiers des Grandes Familles qui gouvernent l’Amérique depuis 1636), il n’y a pas d’autres solutions que de se comporter comme un voyou. Une thématique à l’oeuvre aussi dans House of Cards, où Fincher devient le contempteur acharné de Washington et du système politique américain.
Avec Gone Girl, Fincher s’attaque au dernier pilier, le plus fondamental peut-être : le couple américain. Une institution qu’on a du mal à imaginer ici, et particulièrement en France. Le mariage est sacré aux Etats-Unis, comme on peut le voir dans les monumentales demandes en mariage qui parsèment sitcoms et rom-coms. L’engagement dans le couple doit être sans faille, avec déclarations grandiloquentes lors de la remise de l’alliance. Ce qui en découle, c’est que, malgré les inévitables aléas de la vie, on doit être « supportive » de son conjoint tout au long de cette vie. C’est à dire le soutenir en toutes occasions, bonnes ou mauvaises, et particulièrement en public****.
C’est à cette montagne que s’attaque Fincher, et qu’il démolit consciencieusement. D’abord en montrant la genèse du couple, plutôt rock’n’roll, où le sexe (plutôt que l’amour) a une part majeure : « I think I love you, Nick Dunne ! » dit Amy… en pleine gâterie. Puis dans le développement du couple, et ses inévitables lassitudes, que Fincher décrit avec une précision chirurgicale et sans anesthésie générale. Est-ce une raison pour tuer sa femme ? A la fin, le thriller aura répondu à cette angoissante question.
Il y a en plus une deuxième couche à Gone Girl ; une critique féroce des médias, qui est pour Fincher l’expression majoritaire de cette hypocrisie US. Dès que l’on s’écarte du storytelling prédéterminé par les médias (désolation obligatoire du mari, veillée aux flambeaux des voisins, larmes au talk show), on court forcément à sa perte. Car les télés ne veulent que des histoires à raconter, soit celle du mari éperdu d’amour pour sa femme, soit celle du mari volage qui pourrait bien l’avoir assassiné…
Alors que Ben Affleck vient de mentir consciencieusement à la télé américaine, l’un des personnages dit : « C’est cet homme-là que je veux ! »
Le menteur. L’hypocrite.
On retrouve là les préoccupations augustiniennes de Fincher sur le libre arbitre. Où est-il permis de penser, d’agir, de baiser, dans cette Amérique régie par la télé et Internet ? N’y a-t-il d’autre choix que de se comporter comme un singe savant et terriblement obéissant ?
Si Gone Girl n’est pas un Fincher, il y ressemble diablement.
* Le casting et la direction d’acteur reste l’un des points forts de Fincher. Prendre deux acteurs quelconques et en faire des Ferrari, c’est à mettre à son crédit.
** Il est amusant de noter que la publicité joue sur ces deux films pour faire la promo du troisième. C’est dire que Social Network n’est peut-être plus le chef d’œuvre invisible que nous saluions hier, mais bien l’un des plus grands films du Maître, et considéré comme tel.
*** L’auteur de Gone Baby Gone, Argo et The Town y aurait été parfaitement à l’aise.
**** Le Professore en fit l’amère expérience. Remerciant un ami américain de lui avoir fait piloter son avion (« the best 15mn of my life »), il ne suscita que consternation et dégoût. Comment ces quinze minutes de Cessna pouvaient-elles être meilleures que sa rencontre avec sa femme ou la naissance de sa fille ?