Il n’existe rien de pire qu’un cinéaste qui a toutes les billes en main et qui les perd les unes après les autres. Celui-là, l’islandais Baltasar Kormákur, se voit fourni avec son paquetage pour l’Himalaya rien de moins qu’un casting A-List (Josh Brolin, Jake Gyllenhaal, Robin Wright, Jason Clarke, Michael Kelly, Emily Watson, Sam Worthington, Keira Knightley…), une histoire fabuleuse (la célèbre catastrophe de 1996), et un décor de rêve : l’Everest.
Cette histoire a de plus inspiré un très grand livre, Tragédie à l’Everest, de Jon Krakauer. On osera même le terme de chef d’œuvre, puisque l’auteur y fait quelque chose d’inouï : après un premier reportage controversé dans Outside, Krakauer reconsidère son livre, et tel Rashomon, refait l’histoire du point de vue des autres protagonistes…
Pas de chance, Baltasar Kormákur a bien lu Krakauer, mais il ne l’a pas compris. Il faut pour cela revenir au livre, avant de parler du film. Jon Krakauer est un alpiniste chevronné, auteur notamment d’une nouvelle route sur le Devils Thumb, une des montagnes les plus difficiles d’Alaska, une expérience qu’il a raconté dans Into the Wild*. En 1995, le magazine Outside propose à Krakauer une enquête sur la commercialisation de l’Everest. Pour les gens comme Krakauer, l’Everest, c’est de la gnognotte ; une randonnée extrêmement dure, mais une randonnée quand même. Pas une véritable escalade, seulement un combat contre soi-même. Un vrai alpiniste ne fait pas l’Everest. Il refuse donc, n’ayant « aucune envie de marcher pendant trois semaines** pour voir des gogos texans grimper sans lui, à 65000$ la ballade ».
Mais quand Outside lui propose, à sa grande surprise, de payer l’ascension, il accepte illico, malgré femme, et enfant à venir. C’est notamment ce désir fou qu’interroge Tragédie à l’Everest. Qu’est-ce qui pousse des gens qui ont réussi (ou pas), à s’infliger une telle souffrance ? (Les explications fournies sont l’une des rares scènes réussies du film.)
L’autre versant de Tragédie à l’Everest, c’est la commercialisation des expéditions himalayennes ; alors qu’il en fait dès l’introduction son propos, le film effleure le sujet. Dans son livre, Krakauer explique justement le drame par le nombre de personnes qui tentèrent la montée ce jour-là (50) et qui s’engouffrèrent dans le goulot d’étranglement au Col Sud, perdant un temps précieux.
Enfin, ce que dit Krakauer et qui est terrifiant, c’est qu’à partir de la Zone de la Mort (au-delà de 8000m), on est tout seul ; il n’y a plus de porteur, plus de guide, plus de client, il faut monter seul et descendre seul. On ne peut pas envoyer d’hélico chercher un blessé***. Un sherpa ne porte pas quelqu’un qui est fatigué. On ne porte pas secours à quelqu’un d’autre, parce qu’on a déjà du mal à s’occuper de soi. Et de décrire les grimpeurs qui détournent le regard des cadavres qui jonchent la piste macabre qui monte au sommet. Car si on ne peut pas ramener les blessés, on ramène encore moins les morts…
Or, si le film annonce cela au départ, il filme tout le contraire, c’est à dire le comportement héroïque de Rob Hall.
Pourtant, on ne reprochera pas à Baltasar Kormákur d’avoir voulu faire un film feelgood (la coproduction Working Title aurait dû nous alerter) ; mais d’avoir fait un mauvais film, oui.
Car le principal défaut d’Everest est là ; Baltasar Kormákur filme les événements les uns après les autres, comme un vulgaire Dangers dans le Ciel sur France 5. Il y a une avalanche ; Kormákur ne laisse aucun signe avant-coureur pour faire monter le suspens, les gars se prennent la neige, ils se relèvent, c’mon guys et c’est reparti. Chaque personnage est bien esquissé (la nounou du camp de base (Emily Watson), le bon guide (Jason Clarke), le guide un peu trop cool et defoncé (Jake Gyllenhaal), le client texan trop sûr de lui (Josh Brolin)) mais Kormákur ne fait rien de tout cela, il ne se sert pas des enjeux pour faire monter la pression.
Il fait un portait de Krakauer en cynique désabusé ; pourquoi pas, ça lui a été reproché. Mais le cinéaste devait jouer cette carte à fond et développer l’enjeu attaché à cette publicité espérée dans Outside. A part quelques lignes de dialogue, rien n’est dit.
Pourquoi ? Parce qu’Everest est noyé de dialogues, la solution de facilité de toutes les fainéasses, les incroyants du cinéma, les apostats du montage. Baltasar Kormákur ne sait pas quoi faire de sa caméra ; il fait parler les personnages à la place. Ce qui ne manque pas de sel dans ce contexte, où il est très difficile d’aligner deux mots à cause du manque d’oxygène.
C’est ce qui manque à Everest, c’est l’oxygène du cinéma. Et ça ne se stocke pas en bouteille.
* C’est environ la moitié du récit ; l’autre moitié correspond à l’histoire de Christopher McCandless, cette partie étant le sujet du film de Sean Penn.
** le camp de base n’est même pas accessible par hélicoptère.
*** Ce que tentèrent néanmoins – et réussirent – les népalais comme on le voit dans le film.
3 janvier 2016 à 0 h 38
[…] antidote à la morosité cinématographique. Après avoir enfilé la même semaine Sicario, Everest, Seul sur Mars, tous mauvais pour des raisons différentes, un peu de cinéma – même sur un […]