En 1984, mon copain Eric m’avait demandé, au sujet de Paris, Texas qui venait de sortir, si j’allais « pointer au chef-d’œuvre ». Cette phrase avait été libératrice, tout comme Michel Denisot, quelques mois plus tard dans Studio, expliquant qu’il ne comprenait pas où était le génie de Chaplin. Il était possible de ne pas aimer Kubrick, Welles ou Hitchcock, Godard ou Chabrol. Il était possible de ne pas pointer au chef-d’œuvre. Sans le savoir, les germes de CineFast étaient plantés.
Pourtant hier, je suis allé pointer au chef-d’œuvre : La Maman et la Putain, le film de Jean Eustache, film éternellement cité des cinéphiles, et par ailleurs très difficile à voir. Il faut moins que ça pour que le CineFaster ne se jette sur Allociné avec le vague espoir de faire un sort au « prétendu chef d’œuvre » et de cogner une fois de plus sur la Nouvelle Vague.
Et de Nouvelle Vague, c’est bien de cela qu’il s’agit : 3h40 de noir et blanc, un homme, deux femmes, Saint-Germain-des-Prés : marivaudages de la bourgeoise parisienne, dans les limites du VI° arrondissement. Et ça commence très mal, car tous les acteurs jouent faux. Effroyablement faux. A tel point que Juliet von Kadakès, notre consultante théâtre, nous jure ses grands dieux qu’on ne joue pas aussi faux sur des planches.
Mais c’est l’avantage du cinéma en salles. On est enfermés, impossible d’en sortir. Au bout de quelques minutes, on a compris que si l’orchestre joue des fausses notes, la musique n’est pas inintéressante. Mieux, elle nous parle.
La Maman et la Putain, c’est l’histoire d’Alexandre (Jean-Pierre Léaud), jeune étudiant désœuvré, qui drague à la terrasse des cafés (exclusivement au Flore ou aux Deux Magots), et vit aux crochets de Marie (Bernadette Lafont), une « vieille » commerçante de… 35 ans ! Cultivé, hautain, prétentieux, Alexandre a des théories sur tout. Alexandre aime Gilberte, Gilberte n’est pas sûre d’aimer Alexandre. Elle en aime un autre. Tu dois choisir, théorise-t-il, soit tu m’aimes, soit tu épouses l’autre… C’est ce qu’elle fait. Alexandre séduit alors Veronika, une jeune infirmière (Françoise Lebrun). Marie l’apprend, mais le tolère : elle est assez amoureuse pour accepter les écarts d’Alexandre. Nous sommes en 1973, et Marie est une bourgeoise moderne.
Nous voilà embarqués pour 3h40 d’intelligence. Car si Alexandre est un con insupportable, il dit des choses intéressantes*. Et si l’homme pérore, les femmes ont une place égale dans ce discours sur les classes sociales, le couple, le sexe… Le film ne montre qu’un seul corps nu, (et encore, pendant quelques secondes) ; mais il est en revanche d’une crudité verbale totalement inédite. Pilule, avortement, tampax, aucun sujet, aucun comportement n’est tabou. Des réflexions portées par des dialogues littéraires étincelants**, sans aucune once de naturalisme…
On reste fasciné devant la modernité, la clairvoyance de ce jeu de massacre. Eustache décrit au scalpel les contradictions des années 70, issues des illusions de Mai 68, et du retour en grâce du conservatisme pompidolien. Car si le film est entièrement centré sur le couple, on sent dans La Maman et la Putain l’impasse dans laquelle se trouve la jeunesse européenne, et les ferments de l’immense colère à venir, de la Fraction Armée Rouge aux Brigades Rouges et à Action Directe.
Quant à la mise en scène, elle est d’une sobriété exceptionnelle : pas de musique extra-diégétique, mais au contraire les disques écoutés par le trio, et dont on voit les pochettes ostensiblement rangées face à la caméra, comme un témoignage d’époque : les Rolling Stones, Deep Purple, King Crimson***, mais aussi Mozart, Damia, Frehel, Piaf… Un dispositif filmique quasi vivement composé de plans fixes, qui prouve une fois de plus que ce ne sont pas les mouvements de caméra qui font un film intéressant. S’il en emprunte la forme (son direct, éclairage naturel, personnages jeunes et oisifs), La Maman et la Putain signe d’une certaine manière la fin de la Nouvelle Vague : le film est clair, sans affèteries expérimentales, et son propos sans ambages…
« Le cinéma apprend la vie, mais aussi à faire son lit » dit Alexandre, en effectuant une des rares tâches ménagères que ce libre penseur s’abaisse à faire.
Le cinéma apprend la vie : le film pourrait se résumer là-dedans.
*« J’écris dans les cafés au risque de passer pour un ivrogne, et peut-être le serais-je en effet si les puissantes Républiques ne frappaient de droits, impitoyablement, les alcools consolateurs. »
** Eustache exigeait que les acteurs disent leur texte mot pour mot, et en une seule prise
*** Sticky Fingers, Concerto for group and orchestra, et In the Court of the Crimson King