samedi 16 juin 2018
Nous étions Marquis de Sade…
posté par Professor Ludovico dans [ Le Professor a toujours quelque chose à dire... -
Les gens ]
Voilà quelque chose qui n’a pas l’air d’avoir grand-chose à voir avec la cinéphilie, et pourtant… C’est peut-être tout simplement la passion. Le fait simplement d’« être fan » comme chantait Pascal Obispo. On y reviendra, d’ailleurs, à Obispo.
Le mois dernier, je suis allé voir Marquis de Sade en concert. Un rêve que je caresse depuis 1980, quand je lisais dans Best des articles élogieux sur le groupe leader de la No Wave française. La rubrique Frenchy but Chic nous donnait des nouvelles, nous qui étions, à Saint-Arnoult-en-Yvelines, à 55 km du front. Et nous étions fan de Marquis de Sade, simplement parce que Best le disait, et que ça vous donnait une incroyable crédibilité de prononcer ces mots « Marquis de Sade », « Rue de Siam » « Wanda’s loving boy » ou de les graver au marker sur son sac US.
Enfin en 2018, j’ai pu les voir en concert, et surtout j’ai pu écouter pour la première fois leur musique sur iTunes. Parce que oui, j’étais fan depuis quarante ans d’un groupe dont je n’avais pas écouté une seule note de musique. Impossible d’acheter les disques, même à Rambouillet. Trop loin, trop cher. Impossible aussi pour mes amis, donc pas non plus de cassette pirate .
Quel rapport avec la cinéphilie ? Et bien c’est la même chose. Un ami de lycée, Olivier avait le livre de Ciment sur Kubrick. Et ce livre disait que Kubrick était le plus grand cinéaste du monde. Donc on l’a cru. Pourtant, on n’avait vu qu’un seul film : Shining. La passion c’est ça ; l’amour inconditionnel. Ce qui n’empêche pas toute une vie durant de chercher des preuves d’amour.
Pendant le concert, Philippe Pascal a fait quelque chose d’extraordinaire. Entre deux chansons il a présenté le groupe en disant « Nous étions Marquis de Sade… » Typiquement, quand, disons, les Rolling Stones arrivent sur scène, c’est « Bonsoiiir Paris, nous sommes les Rooolliiing Stoooones ! » Pourtant, ils ne sont plus, et depuis longtemps, ce qu’étaient véritablement les Rolling Stones. Ancien boutefeux du vieux monde, ils sont forcément devenus, comme Marquis de Sade, des membres de la bourgeoisie*…
Mais « Nous étions Marquis de Sade… », c’est autre chose. Une façon d’indiquer que l’on est dans une capsule temporelle où l’on va jouer les chansons de 1979 comme si on y était, en ’79. La crise, la peur nucléaire, la France de Giscard. Mais après le concert, ce sera fini. Parce qu’objectivement, c’est fini. Le vieux monde est mort, un autre est né, avec ses qualités héritées des agitations des Stones et de Marquis de Sade (entre autres) et avec, aussi, de nouveaux défauts…
Mais dire « Nous étions Marquis de Sade… », c’est indiquer qu’on peut chanter sans risque des chansons romantiques sur la Bande à Baader, les sous-marins et les icebergs, ou Dantzig. S’il n’y avait pas cette capsule, ça aurait eu un drôle de goût.
Mais là, c’était parfait**…
* Comment croire que Jagger ne peut obtenir satisfaction, lui qui se promène dans son sous-marin personnel et qui vit dans un château de la Loire ?
** Daho, mais surtout Obispo, sont venus chanter avec MdS. L’hommage de ces megastars françaises au groupe qui leur a donné envie de tenir une guitare était très émouvant. Mais c’est surtout Obispo, qui connaissait par cœur Wanda’s loving boy et dansait comme un fou, qui a donné le plus beau des sens aux paroles écrites en 2004 : « Si j’existe, c’est d’être fan… »
samedi 20 janvier 2018
Full Metal Jacket
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -
Les films ]
Quand Kubrick, en 1987, lance Full Metal Jacket, il est auréolé du succès de Shining. Pourtant, tout le monde pense qu’il arrive bien trop tard. La vague Vietnam, lancé en 1978 par Le Retour, de Hal Ashby, est en fin de cycle ; tous les grands sont passés par là et ont signé des chefs-d’œuvre : Oliver Stone, Francis Ford Coppola, Michael Cimino.
Comme tous les Kubrick, Full Metal Jacket déçoit donc de prime abord. Pas de jungle, pas d’hélico en furie sur du Wagner, pas de questionnement Nietzschéen, pas de soldat en détresse prisonnier du Viêt-minh. Au contraire, Full Metal Jacket se passe en ville (la bataille de Hue, en 1968) et est bizarrement structuré en deux parties ; une qui suit les huit semaines de classe des Marines, et l’autre où l’on retrouve deux protagonistes au Vietnam, pendant cette offensive du Têt.
Car Kubrick as une idée particulière à l’esprit ; il a détesté Officier et Gentleman, la bluette militaro-romantique de Taylor Hackford et en particulier son sergent dur mais juste. Full Metal Jacket doit régler son sort à cette mythologie.
Sa première mission va être de trouver un acteur crédible dans le rôle. Il a engagé comme consultant un vrai sergent instructeur, R. Lee Ermey, mais celui-ci ne se prive pas de dire qu’aucun des acteurs ne tient la route. D’ailleurs, il pourrait le faire, lui. Selon la légende, Kubrick lui répond gentiment non. Celui-ci lui claque alors un garde-à-vous, hurlant , que quand on parle au Drill Instructor, on se tient debout ! Kubrick, en un réflexe, s’exécute… et le recrute. Il ne le regrettera pas : Ermey est extraordinaire dans le rôle, et prouvera ensuite qu’il est capable de jouer ailleurs (Seven, Meurtres à Alcatraz, Mississipi Burning, Dead Man Walking, Toy Story !)
Le film va néanmoins être un succès et, progressivement, comme les autres Kubrick, devenir un classique tandis que la concurrence s’efface progressivement (Platoon, pour ne pas le nommer). Car comme les autres œuvres, Full Metal Jacket est riche de thématiques fortes. Voir ci-dessous.
La patrouille perdue
C’est comme si, depuis le début, Kubrick faisait toujours le même film. Depuis Peur et Désir, le thème des soldats perdus irrigue son œuvre. Soit en majeur, la patrouille égarée étant le cœur de l’intrigue (Full Metal Jacket, Les Sentiers de la Gloire, Dr Folamour, et même, d’une certaine manière, l’errance d’Eyes Wide Shut …), soit en mineur (un épisode de Barry Lyndon, les astronautes perdus dans l’espace de 2001, les droogs perdus dans la campagne anglaise d’Orange Mécanique …) Mais le thème est là, toujours présent ; des hommes se perdent, au-delà de leur ligne de front, et retournent à la sauvagerie. En se trahissant eux-mêmes (Les Sentiers de la Gloire, Orange Mécanique), ou en se s’oubliant symboliquement (Bill Hartford ou Redmond Barry). Et souvent, le sexe n’est pas loin. Redmond Barry trouve l’amour auprès d’une jolie paysanne allemande, Bill Hartford expérimente sa sexualité, les soldats de 14 des Sentiers s’émeuvent devant le chant d’une prisonnière allemande. Ici, comme dans Peur et Désir, la patrouille s’égare vraiment, et finit dans les brouillards des fumigènes. Et ici aussi, on attaque et on détruit une femme, en une ultime et dérisoire incarnation de la virilité.
La femme violée
C’est présent dès le titre de Peur et Désir ! Et le thème du viol irrigue tout le film : on parle de prendre des femmes dans toute la première partie. Et pour cause : pas une femme à l’horizon dans le dortoir de Parris Island, et pour seul trou, comme le rappelle le Sgt Hartman (« l’Homme bien Dur« ), leur M-16 !*
Le thème revient au Vietnam avec les prostituées, dont l’une refuse de coucher avec un noir à cause de son trop gros sexe, mais qui est forcé d’accepter. Et l’idée revient dans la scène finale avec la sniper vietminh…
Le masque
Il y a beaucoup de masques chez Kubrick, mais ici, c’est au premier degré. Du sergent Hartman qui joue les terreurs, mais qui demande aussi, indice de son fonctionnement, au Soldat Guignol de lui montrer sa « war face », c’est à dire un visage et un cri de guerre. Un masque. La war face de Guignol n’est pas vraiment convaincante, mais elle fera pourtant l’affaire.
Un autre masque est là, c’est celui, beaucoup plus inquiétant du Soldat Baleine. Le « visage du mal » kubrickien, déjà présent dans Shining ou Orange mécanique, c’est ce regard diabolique, vu d’en-dessous, avec son petit sourire satanique. Baleine est passé dans de l’autre côté, il est déjà en enfer. Et porte sur lui le masque du diable.
L’enfer
Le final de Full Metal Jacket est dantesque, dans le sens littéral. Ce n’est pas l’apocalypse selon St Coppola ; quelques marines contre une seule sniper, mais filmé au milieu des flammes, comme si nos personnages débarquaient au beau milieu de la Divine Comédie. Métaphoriquement en enfer, ils vont presque mourir, puis avoir à prendre une décision hors de la vie, hors de la morale. Il est facile de tuer à 100m, au bout d’un fusil, mais achever quelqu’un à bout portant n’est pas aussi simple. Ce que va apprendre Guignol à ses dépens.
Paint it, black
La chanson finale des Rolling Stones n’est pas innocente. Kubrick expliquait à l’époque à Première, qu’il avait, comme dans ses autres films, traité très attentivement la musique et essayé d’éviter les anachronismes. C’est donc de la musique de 1968, de la chanson patriotique country Hello Vietnam au Paint it black final. Mais cette chanson est bien plus importante, tant elle s’applique à toute l’œuvre kubrickienne : peindre, mais en noir.
Des bas-fonds Angelinos de l’Ultime Razzia, aux désarrois sexuels de la haute bourgeoisie newyorkaise, de l’homme conquérantdans les espaces infinis, au roturier au coeur de la lutte des classes du XVIII°siècle, Kubrick n’aura fait que peindre l’humanité en noir. Son obscurité terrible (Shining), ses bassesses (Barry Lyndon), sa bêtise crasse (Dr Folamour), son absence de repères moraux (Orange Mécanique). Kubrick, c’est l’œuvre au noir. Comme il se plaisait à le dire, la vie n’est pas comme dans les films de Frank Capra.
L’Idiot
Il y a beaucoup d’idiots chez Kubrick : George Peatty, le cocu de l’Ultime Razzia, Humbert Humbert de Lolita, le Général Turgidson de Dr Folamour, ou les parents d’Alex dans Orange Mecanique. Mais Joker est une incarnation plus subtile de la bêtise, de l’inconscience humaine. Si Joker est le pire des idiots, c’est parce qu’il est avant tout un garçon intelligent et cultivé, qui s’engage librement là où tant d’autres sont obligés d’aller à la guerre. Par goût de l’aventure, lui qui veut – moitié sérieux, moitié provocateur – découvrir une grande civilisation et être le premier de son quartier à avoir un mort à son actif.**
Mais Full Metal Jacket peint aussi une forme de résilience amorale. Joker devra affronter la réalité lors de la scène finale, et sera rattrapé par sa bêtise, mais il n’en tirera aucune rédemption. C’est le miroir inversé de la scène de la jonque dans Apocalypse Now.
Willard est le chœur grec de la tragédie du Vietnam. En achèvant un blessé, à la stupéfaction des GIs qui l’accompagnent, il est l’acteur conscient du chaos mais il en tire pour autant une morale, à la fois pour eux (« Je vous avais bien dit de ne pas vous arrêter ») et pour le spectateur (« Je vous avais dit de ne pas vous engager dans cette guerre stupide»). Joker, lui, est l’idiot utile. Il voulait rester un observateur narquois et distant, mais voilà que ses hommes l’obligent à mettre les mains dans le merdier : il devra achever personnellement la sniper vietminh, aux dépens de sa santé mentale, mais sans en tirer un quelconque enseignement moral.
Et par conséquent, dans le final, dantesque lui aussi (des ombres marchent à la surface incendiée d’un monde détruit) Joker sera, tel l’Alex d’Orange Mécanique, guéri.
Retourné à l’âge d’enfant, il pourra chanter tel un boy scout, la marche de Mickey Mouse aux doubles sens guerriers***. Qu’est-ce que l’armée, qu’est-ce que la guerre, sinon l’autorisation donnée aux grands garçons de retourner à une forme de bêtise enfantine ?
Joker pourra désormais vivre « dans un monde de merde », mais il sera vivant.
Et il n’aura plus peur.
*« Tonight, you pukes will sleep with your rifles. You will give your rifle a girl’s name because this is the only pussy you people are going to get. »
** « I wanted to see exotic Vietnam… the crown jewel of Southeast Asia. I wanted to meet interesting and stimulating people of an ancient culture… and kill them. I wanted to be the first kid on my block to get a confirmed kill! »
*** « We’ll have fun, we’ll meet new faces.
We’ll do things and we’ll go places.
All around the world were marching.
Who’s the leader of the club,
That’s made for you and me?
M-I-C-K-E-Y M-O-you-S-E!
Forever man has held a banner
High, high, high. High! »
mardi 20 janvier 2015
La Bataille de Rio de la Plata
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -
Les films ]
Dans la collection seconde guerre mondiale du Professore Ludovico, qui compte bon nombre de perles, il manquait La Bataille de Rio de la Plata. Pour le béotien, rappelons qu’il s’agit de la poursuite et de la destruction par la Marine britanniques du Graf Spee, un cuirassé allemand aux premières heures de la guerre, le 13 décembre 1939. Et malgré son immense culture sur le sujet (Opérations Jupons, Torpilles sous l’Atlantique, Coulez le Bismarck !) le Professore n’avait jamais vu La Bataille de Rio de la Plata. Et surtout, il n’avait jamais vu ça.
Car cette Bataille est un drôle de film. Une sorte de tragi-comédie sur une bataille navale, qui alterne honneur militaire allemand et humour très british. On assistera ainsi à des choses très étonnantes. Deux mini intermèdes musicaux (les allemands qui chantent noël pour leurs prisonniers anglais, ou de la bossa nova à Montevideo). Un capitaine allemand qui dévoile toute la stratégie de la Kriegsmarine (au mépris de tout réalisme mais – cinématographiquement – une excellente introduction aux enjeux dramatiques du film). Ou encore l’alternance très incongrue de naturalisme maritime (et pour cause, ce sont les vrais bateaux qu’on voit dans le film) et de décors en carton tout à fait hollywoodiens.
Le tout dans des couleurs sucrées, très Michael Powell. Et pour cause, c’est lui qui réalise la film avec son compère Emeric Pressburger…
Une curiosité, donc.
mardi 13 mai 2014
Night Moves
posté par Professor Ludovico dans [ Les films ]
Devant l’indigence du cinéma américain actuel, qui ne laisse guère de choix entre épopées super héroïques en collants (le cinquième Spiderman, le dixième Avengers) et biopics dégoulinants façon Yves Saint Laurent/Grace de Monaco, il ne reste plus qu’à dénicher des petits bijoux indépendants si l’on veut voir un film. Un film, c’est à dire une histoire, des personnages, un propos. A l’évidence, des trucs, des machins, des choses que le marketing des studios et des distributeurs n’arrivent pas à positionner et qui n’ont pas vocation à rester dans une salle de cinéma plus de deux ou trois semaines. Il faut donc les repérer, puis trouver le temps pour les voir.
Pour Night Moves, c’est plus facile : en 2011, Kelly Reichardt nous avait livré un petit bijou, Meek’s Cutoff, La Dernière Piste, une épopée western – façon Antonioni – d’une famille traversant l’Ouest américain sur la Piste de l’Oregon. Et qui s’y perdait.
Nous voici à nouveau dans l’Oregon, mais aujourd’hui, dans cette Amérique de tous les contrastes. Une Amérique du meilleur et du pire, où la consommation est élevée à la hauteur d’un art absurde, mais aussi où celle-ci est la plus violemment combattue.
Il y a quelques années, lors d’un voyage d’études au pays de la libre entreprise, j’étais parti me baigner dans un lac. Un petit lac du Montana, entouré de villas « pieds dans l’eau ». On était mercredi, c’était le matin, il faisait beau. On était seuls au milieu de cette nature majestueuse. Tout d’un coup, le bruit d’un hors-bord pétaradant vint gâcher cette vision bucolique. Ce type n’allait nulle part. Le lac était trop petit. Il promenait seulement son hors-bord, de long en large, gâchant le silence.
Mais je me fis immédiatement la réflexion suivante « Comment renoncer à cela ? » Dans ce pays où tout est possible, où la nature est si vaste, si vierge, où la technologie rend tout possible, comment renoncer à tout le confort que l’Amérique procure, même le plus inutile ?
Pourtant, l’Amérique est sûrement le pays où la prise de conscience est la plus forte. Si Kelly Reichardt situe son action en Oregon – et notamment à Eugene – ce n’est pas un hasard. C’est l’une des villes les plus en pointe sur les préoccupations écologiques, le recyclage, l’agriculture bio.
Et donc de poser cette question en creux, via le dilemme de son héros. Josh (Jesse Eisenberg) est employé dans une ferme biologique, mais il veut aller plus loin pour protéger dame nature. Détruire un barrage. Pour cela il va acheter un hors-bord (tiens, tiens !), est aidé par une gosse de riche millénariste (Dakota Fanning) et un ancien Marine (Peter Sarsgaard). Si la terre n’a plus d’eau potable en 2048, qu’est-ce qu’on a à perdre ?
Cette première partie est en demi-teinte. On a du mal à cerner les personnages, et la description des milieux écologistes est assez ratée, gentiment caricaturale et en plus mal jouée. Les motivations de ces éco-terroristes n’est pas très claire…
Mais la deuxième partie du film se révèle bien plus intéressante. Après avoir décrit l’attentat comme un polar, Kelly Reichardt s’attache enfin à ses personnages et leur donne de la chair et du sang. Et de la culpabilité. Car malgré les grands principes, chaque acte porte sa part de responsabilité, et celle-ci peut-être écrasante. On se retrouve alors face à face avec si même, malgré l’engagement collectif. C’est la partie la plus intéressante de Night Moves, qui admet enfin avoir un personnage principal, en la personne de Josh.
L’acteur des Berkman se Séparent, et de Social Network, porte sur ses seules épaules toute ambiguïté du film, de ses personnages, et de la morale pas très claire du mouvement écologiste. Jesse Eisenberg fait enfin montre de son talent, un talent qui ne demande plus d’ailleurs qu’à briller sous d’autres cieux (pas geek, pas bougon, pas coincé…)
Quant à madame Reichardt, on continuera de surveiller ce qu’elle fait.
vendredi 23 août 2013
Jobs
posté par Professor Ludovico dans [ Les films ]
En 1912, Joseph Conrad – l’auteur d’Au Cœur des Ténèbres et de Nostromo mais surtout ancien marin au long cours -, couvre pour The English Review l’enquête, puis le procès du naufrage du Titanic. Il écrit notamment ceci, pour, devant les rodomontades de la White Star Line :
« Une entreprise est un commerce, même si, à la manière dont parlent et se comportent ses représentants, on pourrait bien voir en eux des bienfaiteurs de l’humanité, mystérieusement engagés dans quelque noble et extraordinaire entreprise. »
On pourrait parfaitement appliquer cette formule au fétichisme qui entoure Apple depuis trente ans. Le fétichisme, rappelons-le, consiste à doter un objet banal de capacités magiques : un sac Vuitton serait plus solide qu’un sac de cuir normal, un Mac ne planterait « jamais », etc.
Jobs, le film, n’arrive pas finalement à se débarrasser complètement de ce fétichisme applemaniaque. A l’instar du citoyen lambda, à la fois fasciné et irrité par l’aventure Apple. Les révolutions technologiques et sociétales dont Apple a fait partie, mais pas seuls, du micro-ordinateur, de l’organiseur personnel, du smartphone. Il n’y a pas eu qu’Apple, mais aussi Microsoft, Palm, Nokia… Seul Jobs a réussi (et voulu) faire de sa vie un roman. Et maintenant, un film.
Jobs fait donc l’éloge, en demi-teinte, mais l’éloge quand même du « génie » Steve, l’Homme-qui-a-Changé le Monde-et-l’a-Rendu-Plus-Cool. Il est également assez malin pour chercher à satisfaire les anti-Steve Jobs, les contempteurs du très paranoïaque, très égoïste, très dur en affaires Mister Jobs. Procès à charge et à décharge, Jobs alterne les banderilles (patron égoïste, designer hystérique, père irresponsable) et les bouquets de fleurs (visionnaire, seul contre tous, victime des grosses corporations…) : sans liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur.
C’est malin, parce qu’il est difficile de juger le film, au final. Tellement équilibré qu’il n’offre que peu de prises à l’analyse critique.
Jobs est pourtant filmé n’importe comment (le plan LSD dans les champs de blés), lourdement dramatisé à certains moments (le départ de Wozniak), sous dramatisé à d’autres (le retour de sa fille Lisa) : Jobs est un mauvais film, techniquement parlant. Qui souffre affreusement de la comparaison avec une tentative récente de biopic hi-tech. Mesurer Jobs à l’aune de The Social Network démontre le génie de Fincher, si quelqu’un en doutait encore.
Mais pour son bonheur, le film de Joshua Michael Stern est porté par Jobs lui-même, c’est à dire Ashton Kutcher, qui est tout simplement extraordinaire. Pour cela, et pour revivre avec un peu de distance trente ans de storytelling Apple, ça vaut le coup d’aller voir Jobs.
jeudi 8 août 2013
Iwo Jima
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -
Les films ]
Des conneries patriotiques, le Professore en a vu. Des tas, même. Mais comme Iwo Jima, jamais. À côté, L’Ouragan Vient de Navaronne, c’est du Jean-Luc Godard. Et Un Pont Trop Loin, c’est Téchiné.
Car Iwo Jima enchaîne les moments de bravoure, dans le mauvais sens du terme, chaque scène surpassant en ridicule la scène précédente, au bord de sa propre parodie. On est dans Y’a-t-il un Pilote dans l’Avion ?, dont le héros, d’ailleurs, s’appelle Stryker. Et Stryker, ici, c’est John Wayne, le héros du film, sergent évidemment acariâtre, alcoolo, mais dans le fond, un bon gars.
Le pitch : des copains s’engagent dans les Marines, et tombent dans la section du sergent Stryker. Les voilà propulsés à l’entraînement, où l’on découvre l’habituel aréopage du film de guerre : le petit juif rigolo, les jumeaux bagarreurs du Midwest et l’antimilitariste qui s’est engagé dans l’armée parce que son père, colonel, l’a forcé. On découvrira au passage que Stryker est au bord du divorce, qu’il n’a pas vu son fils depuis longtemps et c’est pour ça – évidemment – qu’il est alcoolo.
Puis (enfin !), on attaque Tarawa, et Iwo Jima, ce qui permet à Allan Dwan de caser 1) les vraies images de l’assaut, ça coûte moins cher en figurants et 2) les soldats du fameux drapeau (Rene Gagnon, Ira Hayes, John Bradley) dans leur propre rôle. On restera pourtant très loin de Mémoires de nos Pères*.
Et là, bing, John Wayne se fait tuer. On lit la lettre de Stryker à son fils, et les autres gars pleurent. Même l’antimilitariste. Qui du coup, repique au truc : « La guerre n’est pas finie pour nous, les gars ! »…
Merde. Je vous ai raconté la fin.
*Le film date de 1949, c’est sa seule excuse. Et il fallait un film de propagande pour les Marines, qui menaçaient d’être dissous…
lundi 15 avril 2013
A Double Tranchant
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -
Les films ]
Jagged Edge fait partie de ces mignardises eighties qui ont bâti la carrière cinéphilique du Professore. Dans sa base de données – avec tableaux croisés dynamiques – nous apprenons que le Professore Ludovico a vu déjà quatre fois Jagged Edge (la plupart du temps en VO), cinq si on compte ce soir, sur HD1, en VF évidemment. Un signe qui ne trompe pas : A Double Tranchant fait partie du panthéon secret du Professore
Tout aussi évidemment, A Double Tranchant semblera bien daté à celui qui le découvre aujourd’hui : moyens miteux (3 décors, et pas le moindre hélico en vue), performances d’acteurs légèrement surjouées (Glenn Close), et ficelles de scénario aisément décelables.
Facile à dire aujourd’hui, car à l’époque, Jagged Edge secouait des salles entières, vous collait au siège dès le meurtre introductif, vous faisait pleurer pendant le procès, vous scotchait dans son épilogue. En fait, A Double Tranchant fut le modèle d’une ribambelle de films à venir, meurtre shocker, film de procès, et film à twist. Le tout sous la houlette d’un réalisateur prometteur, Richard Marquand (Le Retour du Jedi), qui va malheureusement mourir deux ans plus tard, mais surtout du scénariste-star de l’époque, Joe Eszterhas (Flashdance, La Main Droite du Diable, Music Box, Basic Instinct, Sliver, Showgirls)
Le pitch est basique sur le papier : Paige Forrester a été sauvagement assassinée dans sa maison, visiblement par un détraqué sexuel. Mais Thomas Krasny (Peter Coyote), l’ambitieux procureur de San Francisco est convaincu que c’est le mari, Jack Forrester (Jeff Bridges), qui a déguisé ce meurtre en crime sexuel, pour – dans la plus pure « Tradition Colombo » – hériter de la fortune de sa femme.
Teddy Barnes (Glenn Close), l’ancienne collaboratrice du procureur Krasny, accepte de prendre sa défense, d’abord parce qu’elle convaincue de son innocence, mais aussi parce qu’un vieux contentieux l’oppose à son ancien chef. Elle est aidé par un vieux privé hardboiled joué par Robert Loggia (le Frank de Scarface).
Une fois le procès lancé, tout ce beau monde enlève les gants, et les deux parties se rendent coup pour coup. Témoins surprise, contre-interrogatoire musclé, révélations troubles sur la victime, nouvelle pistes, tout l’attirail du film de procès est convoqué… Peu à peu Glenn Close tombe amoureuse de son client, et perd pied, de plus en plus investie émotionnellement, et de moins en moins professionnellement… ces deux intrigues progressent de concert, jusqu’au dénouement final.
A la revoyure, le film de n’est pas devenu un classique comme La Fièvre au Corps, (beaucoup mieux filmé, beaucoup mieux joué) mais reste le parangon du film de procès, aussi codifié qu’un film de sous-marin : « Motion denied ! », « Overruled ! », « The witness is yours » et autres « Puis-je vous voir quelques minutes dans mon bureau ? Je ne tolérerais plus aucun écart dans ce procès !! » On y retrouve l’Avocat Acharné, le Procureur Retors et le Vieux Juge Très Sage, des archétypes qui feront florès dans les films de procès des années 90 (Suspect Dangereux, Des Hommes d’Honneur, Peur Primale, Meurtre à Alcatraz, Dead Man Walking, Philadelphia, Le Mystère von Bülow).
A Double Tranchant n’a pas inventé le genre, mais il l’a canonisé.
samedi 16 février 2013
Zero Dark Thirty
posté par Professor Ludovico dans [ Les films ]
Kathryn Bigelow aime les films couillus. Les vampires couillus, les surfers couillus, les fliquettes couillues, les russes couillus*. Ici, elle est servie : quoi de plus couillu, en effet, que la chasse à Ben Laden ?
Le film a une histoire étrange : le scénario initial racontait la traque ratée de Ben Laden en Afghanistan. Mais voilà que la réalité rejoint la fiction : le chef d’Al Qaeda est retrouvé, et abattu… Que faire de ce nouveau matériel ? comment passer d’un échec à une happy end ? Bigelow réécrit entièrement le scénario et ajoute l’assaut, qui constitue la deuxième partie du film.
On imagine pourtant que la coloration du premier draft devait être bien différente ; une interminable traque amère, qui ne mène à rien. Un film sur l’impuissance, un sujet si rare dans le cinéma américain. Et voilà qu’il faut inverser la tendance du film…
C’est ce défi pourtant que relève Bigelow, qui depuis Démineurs réinvente son cinéma. Après avoir été le parangon d’un cinema hard-boiled avec un cerveau (Strange Days, K-19), puis s’être aventurée dans quelques tentatives esthétiques (Blue Steel, Le Poids de l’Eau), la réalisatrice a radicalement modernisé sa manière de filmer : séquences cuts, caméra à l’épaule, scénario relégué à l’arrière plan (parfois aux dépens de la compréhension).
Mais cette modernité n’est pas qu’esthétique. En refusant de se conformer aux modes éprouvés de la narration (personnages, enjeux, intrigue principale, intrigue secondaire), elle propose un cinéma plus excitant, débarrassé des clichés qui auraient pu polluer un sujet aussi sensible que la mort de Ben Laden. Elle évite ainsi, dans Zero Dark Thirty, tous les pièges, toutes les fautes de goût qu’on pourrait légitimement s’attendre à trouver.
Par exemple, elle ne filme pas Ben Laden. Jamais. Il reste ainsi, pour toujours, le croquemitaine de l’Amérique, une histoire qu’on racontera aux enfants pas sages les nuits de pleine lune. Elle ne crée pas non plus des motivations psychologiques à Maya (Jessica Chastain), petite rousse froide, sans attache, sans ami, qui s’est trouvée la mission d’une vie. Il n’y aura pas de petit frère tué en Afghanistan, ni de boyfriend mort sous les décombres du WTC. Non, ces agents de la CIA sont juste des pros, qui font leur boulot, comme les marins russes de K-19, comme les Démineurs, comme les flics de Point Break.
Cela laisse aussi le temps du débat, et Zero Dark Thirty, assez finement, réussit à poser les bonnes questions : la torture est-elle nécessaire ? Tuer Ben Laden, était-ce une priorité ? Comment prendre la décision de l’assaut, alors qu’aucune preuve formelle n’a été fournie, et que les dommages politiques avec le Pakistan peuvent être considérables ? Kathryn Bigelow passe la parole aux différents points de vue, laissant le spectateur juger.
Reste l’assaut, la deuxième partie, le joyau brut de Zero Dark Thirty. Pour la première fois, on filme la réalité des commandos. Sans pathos, sans affect. Bigelow a refusé d’érotiser sa Maya ; elle refuse tout autant d’héroïser ses SEALs. C’est son coup de force. En évitant les « C’mon you guys », « Let’s move on » et autres « Let’s kill the fucker », Bigelow s’offre son meilleur passeport. Nous sommes avec eux, nous tremblons pour eux, alors que ces personnages viennent seulement de débarquer dans le film, et que nous en ignorions tout, même leur nom. Pire, rien ne nous est épargné : leur froideur à tuer, la technicité de leur métier, leur flegme après. Aucun pathos ne viendra enrichir un personnage. Juste la réalité brute, ce qui est d’habitude particulièrement inintéressant au cinéma.
Kathryn Bigelow garde en fait l’émotion pour la fin, dans un plan sublime, où le personnage, et l’Amérique toute entière, laissera l’émotion la submerger.
* Elle a divorcé de James « King of the World » Cameron, à vous d’en tirer les conclusions
jeudi 31 janvier 2013
The Rock
posté par Professor Ludovico dans [ A votre VOD -
Les films -
Les gens ]
En 1996, The Rock signe l’aboutissement du film « High Concept » mis en place par le duo de producteurs Simpson/Bruckheimer ; une aventure des eighties à découvrir dans Box Office, le passionnant livre de Charles Fleming consacré à Don Simpson.
Or ce film, c’est aussi le dernier : la même année, Don Simpson meurt dans ses toilettes, une bio d’Oliver Stone à la main. Incident cardiaque, dû à l’abus de médicaments et de drogues. Simpson ne verra pas Armageddon, futur film de leur poulain Michael Bay. Or, The Rock n’est que le brouillon d’Armageddon, en alignant les mêmes thématiques, et les mêmes figures de style. Démonstration.
Le parcours du héros
The Rock et Armageddon, c’est – malgré les apparences – la même histoire, le même Parcours du Héros Simpsono-Bruckheimerien. Deux types ordinaires, deux real McCoys sauvent la planète, en combattant à la fois l’ennemi intérieur (qui n’en est pas vraiment un) et l’Etat Tyran (qui nous a vraiment mis dans le pétrin).
Dans Armageddon, c’est le duo Willis/Affleck, binôme antique Vieux Con/Jeune Con, qui sauve la planète, aidé par une joyeuse bande de Village People issue des recoins de l’Amérique trash. Dans The Rock, ce binôme est déjà là : Nicolas Cage débute sa fructueuse coopération avec les S&B dans le rôle de Stanley Goodspeed (« Bon vent » en anglais (1)), un ingénieur spécialisé dans les armes bactériologiques. Sean Connery est John Patrick Mason, un ancien détenu d’Alcatraz, évadé multirécidiviste. Les voilà obligés de faire équipe pour empêcher un général renégat, Hummel, (Ed Harris, en beauté !), de bombarder San Francisco, pour (sic !), restaurer l’honneur perdu des centaines de Marines morts au combat dans des missions secrètes. Pour cela, le duo Mason/Goodspeed doit se rendre sur The Rock, qui n’est pas un astéroïde tueur mais bien la prison d’Alcatraz, dans la baie de San Francisco.
L’Etat Tyran, l’Etat Menteur
Constante américaine, constante républicaine, constante simpsono-bruckheimerienne : depuis la Révolution de 1776, les américains semblent vivre dans l’angoisse du retour de la tyrannie, sous la férule d’un ennemi extérieur (les british, les communistes, les extraterrestres), ou intérieur (l’administration fédérale, le FBI, Washington) (2). Un propos parfaitement illustré par X-Files, 24 ou Homeland.
Mais chez Simpson/Bruckheimer, l’ennemi extérieur n’existe pas. Les Russes d’Armageddon sont nos amis. Les Russes d’USS Alabama sont nos amis, aussi, à part quelques exaltés, vite réduits au silence par les troupes loyalistes. Il y a bien une menace extérieure dans Top Gun (des Lybiens), mais le véritable ennemi de Maverick, c’est lui-même. La constante de Simpson/Bruckheimer, c’est bien la tyrannie intérieure, le risque d’un état centralisateur, omnipotent, manipulateur, qui commande tous les espaces de nos vies. L’état est une menace ; l’état, c’est LA menace.
C’est précisément l’argument de The Rock : le Général Hummel prend Alcatraz, ses 80 touristes, et la ville de San Francisco en otage pour extorquer au gouvernement 100M$ : une récompense pour les familles des soldats morts en opération secrète, sans sépulture. On n’a rien dit aux familles : premier mensonge. Cet argent, Hummel veut qu’il provienne des trafics d’armes de la CIA, c’est à dire l’Irangate (vente d’armes à l’Iran pour financer les Contras nicaraguayens). Deuxième mensonge.
Pour cela on fait appel à Mason, un type qui a passé trente ans à Alcatraz, parce qu’il est l’agent secret britannique qui a volé… les dossiers secrets de Hoover ! « This man knows our most intimate secrets from the last half century! The alien landing at Roswell, the truth behind the J.F.K. assassination. » Troisième, quatrième, cinquième mensonge !!! L’état nous ment, et il nous ment depuis toujours ! Kennedy, Zone 51, Irangate.
Dans cette introduction, Bay a posé le dilemme : même si ses méthodes sont contestables, Hummel met le doigt où ça fait mal, sur l’état manipulateur, qui surveille les citoyens, bafoue leurs libertés individuelles, et qui – terrible péché – nous ment. Comme dans Armageddon, Ennemi d’Etat, USS Alabama, ou Déjà Vu.
Cela permet de justifier – au passage – le port d’arme, autre obsession redneck. Chaque citoyen devant être capable, comme les Minutemen de 1776, de se retrouver armes à la main pour casser de l’Habit Rouge. C’est traité ici au travers d’une blague : le gardien d’Alcatraz n’est pas autorisé à porter une arme (comme s’il pouvait faire quelque chose contre cinquante marines surentrainés !) Une mama noire, touriste otage, se moque de lui : « Oh you’re not allowed to carry a gun? I got a goddamned gun! If I’d’a known this was gonna happen, I’d’a brought my mother-fuckin’ gun! » Si on avait armé les citoyens, tout cela ne serait pas arrivé ; heureusement, deux citoyens lambda vont prendre les choses en main.
Le Président des Etats-Unis, créature luciférienne
Si les démocrates – et donc Hollywood en général – magnifient souvent la fonction (A La Maison Blanche, Président d’un Jour, Deep Impact, 2012…), c’est une antienne du cinéma « républicain », que d’en faire la critique. Avec une autre illustration de la tyrannie : l’imagerie présidentielle.
Dans Armageddon, POTUS (3) donne l’ordre de faire sauter l’astéroïde et sacrifie ainsi Bruce Willis. Idem dans The Rock : le Président ne croit plus en Goospeed et Mason, il envoie donc ses avions bombarder le rocher d’Alcatraz, alors que nos héros sont justement sur le point de stopper Hummel et ses Marines terroristes.
Manque de confiance dans l’héroïsme du Citoyen lambda ? Usage inconsidéré de la force brute ? Décisions absurdes, prises dans le brouillard ? Cette critique de la fonction présidentielle est déjà développés dans l’USS Alabama de Tony Scott, où des procédures foireuses, sans tête, rédigée en haut lieu sans le pragmatisme du terrain manquent de mener à l’apocalypse nucléaire, c’est à dire : l’Armageddon.
Comment mieux illustrer ce gouvernement « sans tête » ? En évitant de le filmer. Dans toutes ces oeuvres, on ne voit rien du Président des Etats-Unis. Invisible dans USS Alabama, simple regard bleu-vert dans The Rock, nimbé d’une sorte de vapeur (le diable ? l’indécision ?), et carrément dans l’obscurité du Bureau Ovale dans Armageddon, tel Méphistophélès dans les ténèbres, force immatérielle possédé de noirs desseins.
Les soldats perdus de l’extrême droite
Les extrémistes de droite sont des personnages récurrents dans l’univers Simpson/Bruckheimer. Provocation Sudiste et républicaine (4) vers un Hollywood Nordiste, bien-pensant et démocrate ? Pas seulement. Les personnages très à droite de leurs films sont toujours nuancés et un perpétuel mouvement de balancier vise à les mettre en perspective. D’abord de manière très négative, puis sensiblement positive, jusqu’au point où ces films finissent irrémédiablement par sonner comme un plaidoyer avec circonstances atténuantes. Un processus tout à fait à l’œuvre dans Le Plus Beau des Combats, mélo sur le foot US, sorti en 2000. Le facho n’est pas celui qu’on croit : l’entraineur sudiste a les idées plus ouvertes qu’on ne le suppose de prime abord, et le vrai facho (sur le terrain, du moins), c’est Denzel Washington, le coach noir imposé au premier. A la fin, ce mouvement de balancier aura « positivé » les deux personnages, qui deviendront amis, comme dans la vraie vie.
Dans The Rock, Michael Bay poursuit ce même but : Hummel est d’abord présenté comme un personnage sombre, terrifiant et sans pitié : il fait tuer des dizaines de soldats pour s’emparer des munitions. Mason – tout à son rôle de sidekick british – moque l’absurdité de la démarche (et au passage, du scénario !) : « I don’t quite see how you cherish the memory of the dead by killing another million. And, this is not combat, it’s an act of lunacy, General Sir. Personally, I think you’re a fucking idiot. » Cette autodérision scénaristique est une indication du caractère comique, autoparodique, de The Rock.
Mais ensuite, Hummel révèle une grande compassion pour tous les soldats, amis ou ennemis, et un grand sens de l’honneur (5). Dans un mexican standoff (6) d’exception, les Navy Seals (commandés par Anderson, un officier ayant servi sous les ordres du Général) se font piéger dans les douches d’Alcatraz, ce Fort Alamo du pauvre. Ils refusent de se rendre, et se font abattre jusqu’au dernier.
Hummel, consterné par un massacre qu’il a tenté d’éviter, montre alors toute son humanité (au mépris de tout réalisme scénaristique !) Hummel est certes un facho, mais 1) il a des raisons valables (le message politique du film, voir plus haut), 2) il peut se montrer humain. A la fin du film, Hummel déviera même un missile avant sa chute fatale sur San Francisco. « Me prenez-vous pour un dément ? Je n’allais pas tuer des milliers de gens !! » : Hummel admet sa défaite, et demande à ses hommes de se rendre. Mais certains ne sont pas aussi nobles : « I want my fucking money !!! » Ce sont eux, les véritables traîtres. Ils n’étaient là que pour l’argent, pas pour l’honneur. CQFD.
La Loi du Talion
« L’Europe est baignée dans le culture du Nouveau Testament (égalité, charité, pardon), tandis les Etats-Unis sont dans le culte primitif de l’Ancien Testament (Dix Commandements, Loi du Talion) » Si je me permets de citer la théorie du FrameKeeper, c’est que c’est une constante du cinéma US, qui irrigue tout aussi bien le film d’action (La Loi du Talion) que la comédie (happy ending sur les valeurs familiales). The Rock, mi-film d’action, mi-comédie, possède évidemment les deux.
Quand sonne l’heure du jugement, séparant le bon grain de l’ivraie, Hummel « l’Homme d’Honneur » meurt dans les bras de Goodspeed, qui a tenté de le sauver d’un deuxième mexican standoff. Comme un châtiment divin, il répond au premier : « Qui vit par l’épée périra par l’épée ! » Les autres terroristes subissent également la Loi du Talion, symboliquement punis en fonction des crimes commis : empalé par le missile qu’il allait lancer, ou avalant la munition bactériologique qu’il allait répandre sur San Francisco.
La rédemption des pères
Si les femmes sont rigoureusement absentes de The Rock, hormis les quelques apparitions habituelles (et minuscules) de la Fille ou de l’Epouse/Mère (7), c’est que le thème de la famille, et particulièrement des défaillance paternelles, est central. En mineur dans The Rock, et en vrai thème dans Armageddon, les pères sont à la ramasse à Alcatraz.
Mason a passé sa vie à tenter de s’évader (dans tous les sens du terme) et n’a jamais vu sa fille. Nick Cage est un adulescent, qui tripatouille sa guitare et commande via Fed-Ex des vinyls des Beatles ; il ne veut pas d’enfant. Pas de bol, sa compagne est enceinte.
Voilà donc nos deux personnages principaux confrontés aux affres de la maturité. C’est l’objet d’une scène, lourde de sens, au sommet de San Francisco, dans le jardin du Musée des Beaux Arts (le bâtiment s’appelle aussi Legion of Honor !) Au milieu de colonnes grecques, de l’Athena moderne, nos deux mâles gagnent en sagesse : Mason promet à sa fille de revenir, en faisant un mea culpa retentissant, et Goodspeed lui sauve la mise (en faisant croire qu’il est « en mission », et pas évadé de nouveau)…
Même cause, même effet dans Armageddon. Bruce Willis n’a pas été un bon père pour Liv Tyler : sa rédemption finale sera de « confier » sa fille à Ben Affleck. Will Paxton est divorcé : il retrouvera épouse et enfant. Steve Buscemi est un obsédé sexuel : il voudra un enfant, après ses exploits interstellaires. La morale est sauve : tout désordre, même après la pire catastrophe humaine possible (l’armageddon !) doit retourner à l’ordre moral, social et familial, dans la plus pure tradition puritaine US.
Le Rookie/L’Homme d’Expérience
Etait-ce une allégorie de leur propre association ? Ou le signe de brûlures plus intimes ? Les deux producteurs ont multiplié les duos de mâles dans leur cinématographie : 48 heures, Le Flic de Beverly Hills, Bad Boys, USS Alabama, Jours de Tonnerre, jusqu’à ce duo de père et fils virtuels.
Mason, le Père, a tout raté : il multiplie les conseils à Goodspeed, son « Fils », lui-même père en devenir : « Losers always whine about their best. Winners go home and fuck the prom queen ! » ; « I’m fed up saving your ass. I’m amazed you ever got past puberty. » ; « I’m sure all this will make a great bed time story to tell your kid. »
Selon les canons de la comédie américaine, ces personnages ne sont que deux faces interchangeables, que l’on réconcilie à la fin. Goodspeed devient courageux et bagarreur, Mason devient sage et plein d’honneur. Le coup de génie étant d’avoir inversé les rôles au début. On croit que Mason est un vieux gâteux, il est en fait un agent secret en forme exceptionnelle, et Goodspeed, qui a montré son courage dans l’intro en désamorçant une bombe bactériologique serbe, se révèle plutôt poule mouillée. Les scènes d’action du milieu du film s’en trouvent renforcés, car le spectateur jubile devant l’énergie du vieux et le regard perpétuellement effrayé du rookie, le tout appuyé de dialogues délicieusement hardboiled (« Je vais très bien, CONNARD !!! »).
Le partenariat avec la Navy
Avec Top Gun, les Simpson Bruckheimer ont développé un partenariat riche avec l’US Navy (8). La Marine avait mis à leur disposition porte-avions et F-15 sans compter, elle fut récompensée par un clip de recrutement de 110 mn. Ces bonnes relations serviront ensuite à monter USS Alabama, et The Rock. Les « méchants » sont des Marines, les gentils des Navy Seals, et les méchants avions qui vont les bombarder sont eux aussi prêtés par la Navy (mais on cache soigneusement leur appartenance !)
Figures stylistiques
Côté style, rien de nouveau sous le soleil : l’œuvre simpsono-bruckheimerienne n’est qu’un éternel work in progress, de Flashdance aux Experts. Entre les deux, la « patte » S&B se sera installée, elle aura même fait florès dans tout Hollywood.
Côté image, The Rock perfectionne le look fluo mis en place dès Top Gun. Vert et bleu pétant, et jolis filtres Belkin, furieusement eighties, pour des couchers de soleil couleur tabac. Côté musique, grosse pop qui tache pour vendre des CD, et musique russo-wagnérienne de gros tonnage pour le reste.
Au-delà de cette averse de couleurs et de sons, un déluge phénoménal de cascades et d’explosions, même quand l’action le justifie peu. L’évasion de Mason dans San Francisco donne lieu par exemple à une course-poursuite dantesque et totalement irréaliste (la Ferrari 355 explosant fenêtres et devantures sans jamais se rayer, jusqu’à sa destruction finale.) Le tout, faut-il le souligner, sans aucun trucage numérique…
Ce style apocalyptique est devenu la marque de fabrique de l’usine Bruckheimer. Des Experts à l’ensemble de la filmographie qui va suivre : Les Ailes de l’Enfer, 60 Secondes Chrono, Black Hawk Down, Bad Company, The Island, Transformers…
Mais The Rock est sûrement l’apogée de ce style. Don Simpson va mourir. Le duo commençait à battre de l’aile, devant ses excès coke-médocs-putes, mais la mort de Simpson va profondément affecter Jerry Bruckheimer. De fait, sa production va s’assagir : moins de violence (Coyote Ugly), plus de films familiaux grâce à un contrat en or avec Disney (Pirates des Caraïbes, Benjamin Gates), ou plus profonds (Le Roi Arthur, Le Plus Beau des Combats). Il entamera aussi une série de succès exceptionnels à la télé avec Les Experts, mais aussi Cold Case, et FBI : Porté Disparus. Aujourd’hui, son royaume est consensuel. Question de business, mais aussi d’âge.
De son côté, Michael Bay sera finalement le plus fidèle continuateur (9), avec des films sur-vitaminés (Bad Boys II), mais eux aussi plus profonds (The Island), ou plus familiaux, sous influence de Spielberg (Transformers)
The Rock, (Ge Rock pour les intimes, attachés à la prononciation toute particulière de Sir Connery) sera évidemment massacré par la critique à sa sortie et tout aussi évidemment un formidable succès en salle.
Il reste aujourd’hui le parangon de ce cinéma drôle et écervelé.
Et, disons-le tout net, un classique.
- On dit aussi God speed, ce qui est aussi le nom d’un bateau célèbre, chargé de colons qui qui fondèrent la colonie de Jamestown en Virginie. Les Pères Fondateurs, encore, toujours.
- Comme le dit le Commandant Anderson (Michael Biehn), chef des Navy Seals venus l’intercepter : « But like you, I swore to defend this country against all enemies, FOREIGN, sir… and DOMESTIC »
- President Of The United States
- Jerry Bruckheimer est un des rares donateurs du parti républicain à Hollywood
- Tout comme le personnage de Déjà Vu, interprété par Jim Caviezel
- Figure de style chère au western spaghetti, où trois cowboys (ou plus) se menacent mutuellement. Ça finit en général par un carnage.
- On notera l’obsession Bayenne pour les filles pointues, aux yeux en amande et brunes : Kate Beckinsale dans Pearl Harbor, Liv Tyler dans Armageddon, Vanessa Marcil dans The Rock, Megan Fox dans Transformers
- Il faut à ce propos absolument lire l’excellent livre de Jean-Michel Valantin « Hollywood, le Pentagone et Washington, Les trois acteurs d’une stratégie globale ».
- Il fera encore trois films avec Jerry Bruckheimer : Armageddon, Pearl Harbor et Bad Boys II
samedi 29 décembre 2012
RIP Gerry Anderson
posté par Professor Ludovico dans [ Les gens ]
Ex-fan des seventies, où sont tes années folles ? Gerry Anderson n’est plus et ton enfance part en miettes. Gerry Anderson, c’était Les Sentinelles de l’Air, et Cosmos 1999*.
Ah, Cosmos 1999 ! Son générique incroyable (avec ce démarrage à la guitare électrique), Barbara Bain, si élégante ! Martin Landau ! Et Zienia Merton (Sandra), la jolie fille aux cheveux courts ! Bon, les scénarios n’étaient pas terribles, surtout quand on put voir – enfin, sept ans plus tard – la source de tout ce plagiat : Star Trek !
Mais Cosmos 1999, c’était quand même génial, c’était Samedi est à Vous. On regardait « Cosmos », et ensuite, sur nos vélos Motobécane ou Peugeot (avec dérailleur à 15 vitesses), on refaisait refaisait l’épisode : « Aigle Noir à Aigle 1, Alan, serrez à gauche !!! »
Quant aux Sentinelles de l’Air, on touche au chef d’œuvre : des marionnettes incroyablement animées, des vaisseaux spatiaux, des sous-marins, des avions, des décors incroyables, à l’époque ou la Nintendo DS s’appelait « maquette d’avion » ou « train électrique ». J’ai sur mes étagères, un Thunderbird 2 qui trône.
D’une poésie incroyable, ces Sentinelles de l’Air aux couleurs flashy, nous les emmènerons sur notre lit de mort !
Merci, Monsieur Anderson !
* et aussi Poigne de Fer et Séduction !